Je vous remercie, monsieur le Doyen Hellman, pour cette présentation. C’est un plaisir de revenir à l’université Georgetown, aussi bien en raison des sujets importants que vous posez que du fait que j’ai étudié ici en 1983. J’étais boursier à mi-carrière du programme MSFS de la School of Foreign Service. Certains d’entre vous connaissent Allan Goodman, le doyen d’alors. Et beaucoup d’entre vous connaissent Madeleine Albright, dont j’ai eu le privilège de suivre le célèbre cours sur la politique étrangère américaine bien avant qu’elle ne devienne secrétaire d’État des États-Unis.
Aujourd’hui, je voudrais vous entretenir de la nécessité de réaliser plus de progrès dans le domaine du développement. Plus tôt cette semaine, j’ai organisé une réunion publique à l’intention du personnel du Groupe de la Banque mondiale. C’était lundi, Journée des anciens combattants aux États-Unis et jour de l’Armistice ou du Souvenir dans de nombreux autres pays.
Il se trouve que la journée retenue pour rendre hommage à ceux qui se sont battus intervient deux jours après l’anniversaire de la chute du mur de Berlin. Voilà déjà un peu plus de 30 ans que la population allemande a déchiré le rideau de fer, permettant ainsi la réunification du pays. Comme l’énonce bien une citation retrouvée sur un pan de ce mur : « Beaucoup de petites gens, qui dans beaucoup de petits lieux font beaucoup de petites choses, peuvent changer la face du monde. » Les dates du 9 et du 11 novembre constituent des repères cruciaux pour comprendre l’histoire du développement politique et économique au XXe siècle et les fondements du XXIe siècle. Il est difficile de s’en souvenir aujourd’hui, mais la chute du mur de Berlin a provoqué une liesse véritablement mondiale, car des centaines de millions de personnes trouvaient ainsi le chemin de la liberté.
Lorsque je faisais mes études à Georgetown en 1983, le mur était une barrière encore fort redoutable. L’un des principaux problèmes de développement était le ralentissement de la croissance causé par le communisme et l’autoritarisme. Les peuples de l’Union soviétique et des pays de l’Europe de l’Est réunis au sein du Comecon étaient confrontés à la censure et au contrôle par l’État non seulement de leurs moyens de production, mais aussi de leurs libertés mêmes. Ainsi était mis en place un système incapable de réaliser des progrès économiques ou d’établir des passerelles efficaces avec les démocraties de l’Ouest fondées sur la loi du marché, qui étaient en pleine expansion. C’était l’époque où les États-Unis, l’Europe de l’Ouest et le Japon fondaient leur prospérité grâce à l’État de droit, aux prix du marché et à la croissance du secteur privé.
En revanche, en 1983, l’un des cours que je suivais à Georgetown était consacré à ce que l’on appelait le « troc », type de commerce où les pays et les entreprises publiques du bloc soviétique s’échangeaient des biens sur la base d’accords négociés plutôt que sur celle des prix et de la qualité. C’était un système particulièrement inefficace du fait de la très mauvaise répartition des capitaux, de l’impossibilité de créer et de protéger la propriété intellectuelle, et des mesures d’incitation inadaptées. La difficulté qui en découlait sur le plan du développement consistait à réduire le coût des inefficacités mondiales dues au système de troc, qui a duré jusqu’autour de 1990.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des problèmes de développement majeurs, mais j’ai bon espoir que nous pourrons progresser en mettant à profit les connaissances communes générées au fil de décennies d’expériences toujours meilleures. La réduction de la pauvreté et la croissance des revenus sont remarquables depuis 1990. Plus d’un milliard de personnes sont sorties de l’extrême pauvreté jusqu’en 2015, dont beaucoup en Chine. Entre 2010 et 2015, les revenus des 40 % les plus pauvres de la population ont augmenté dans 70 des 91 pays dont nous avons suivi l’évolution. Les réformes dictées par le marché, la libéralisation des échanges et une plus grande liberté de circulation des capitaux au-delà des frontières nationales ont favorisé des progrès extraordinaires et amélioré les moyens de subsistance de centaines de millions de personnes dans de nombreux pays en développement. Ce sont là des résultats très encourageants pour le Groupe de la Banque mondiale, dont la mission est de mettre fin à l’extrême pauvreté et promouvoir une prospérité partagée.
Pour autant, quelque 700 millions de personnes, soit environ une personne sur 12 dans le monde, vivent encore dans le dénuement total. Et dans bien trop de pays, la croissance est lente et les revenus médians augmentent à peine. Nous assistons à des manifestations dans de nombreux pays, notamment en Bolivie, au Chili, en Irak et au Liban. Les frustrations et les catalyseurs sont différents, mais les sentiments ont bien de points communs : les gens ne voient pas leur niveau de vie ni leurs libertés s’améliorer comme ils l’espéraient. Et, dans certains cas, les pouvoirs publics n’agissent pas dans le meilleur intérêt des citoyens.
La fin de la guerre froide a tracé la voie d’un monde plus ouvert et pacifique, dans lequel les citoyens pourraient bâtir des systèmes démocratiques fondés sur l’égalité des chances et une plus grande prospérité. Mais cette promesse ne s’est pas encore concrétisée pour trop de personnes. La non-progression des niveaux de revenu les plus bas et les inégalités qui en résultent sont des facteurs cruciaux des troubles civils que nous observons à travers le monde. Beaucoup de gens ne progressent pas et voient un système qui favorise un petit groupe d’élites. D’où le sujet que j’ai choisi de traiter aujourd’hui, à savoir la nécessité d’accomplir davantage de progrès sur le front du développement.
Je voudrais vous faire part de quelques réflexions sur les moteurs des inégalités et les mesures qui pourraient contribuer à une croissance à base élargie. J’entretiens l’espoir que l’environnement actuel puisse ouvrir la voie à de meilleurs systèmes et à une désescalade pacifique dans tous les pays en crise, autrement dit une voie constructive pour aller de l’avant.
Le ralentissement économique mondial est certainement un facteur de ces frustrations. L’activité manufacturière en Europe a piqué du nez et les investissements dans les pays en développement ont été, au mieux, léthargiques -- c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Banque mondiale a revu à la baisse les perspectives de croissance à la mi-2019. Ce qui est préoccupant, c’est le fait que des gouvernements avaient déjà recours à une augmentation de la dépense publique et que les banques centrales achetaient des obligations dans l’espoir de stimuler l’économie. Malheureusement, ces mesures ont davantage contribué à créer des distorsions sur les marchés et à augmenter les prix des actifs qu’à stimuler une croissance à base élargie. Les mesures de relance adoptées par les banques centrales ont principalement consisté à accroître les passifs à court terme afin de financer les actifs à long terme qu’elles détenaient. Les banques centrales espéraient alors que grâce à cette politique, appelée assouplissement quantitatif, l’appréciation du prix des actifs à long terme -- obligations, actions et immobilier -- stimulerait la consommation et l’investissement productif. Le problème est que le mécanisme de transmission de ces mesures de relance se limite au sommet de la distribution des revenus, c’est-à-dire aux détenteurs d’actifs importants ou aux émetteurs d’obligations.
Certains pays ont également procédé à la modernisation de leurs systèmes fiscaux et réglementaires afin d’encourager une croissance à base élargie, mais pour d’autres pays, les mesures de relance se sont traduites par une concentration considérable de la richesse et le creusement des inégalités, facteur clé de nombreuses manifestations à caractère économique et électoral.
Bien entendu, de nombreuses autres tendances mondiales ont des incidences diverses sur les pays en développement et les économies avancées, qu’il s’agisse du changement climatique, des technologies de rupture telles que l’automatisation, des monnaies numériques ou des mégadonnées. L’inquiétude suscitée par les effets du commerce sur l’emploi a entraîné une montée du protectionnisme, faisant planer des incertitudes sur les investissements et ralentissant la croissance. Lorsque les retombées positives de l’ouverture économique ne sont pas largement partagées, il y a risque que les gens, dans la rue ou dans les bureaux de vote, fassent porter le chapeau au système de marché plutôt qu’aux obstacles. En conséquence, dans de trop nombreuses régions du monde, y compris dans plusieurs pays où des manifestations ont éclaté, des politiques peu libérales empêchent les marchés de fonctionner, ce qui complique davantage la création de la croissance nécessaire pour augmenter les revenus.
Durant mes sept premiers mois à la présidence du Groupe de la Banque mondiale, j’ai insisté sur l’importance de renforcer les programmes que nous mettons en œuvre dans les pays en les adaptant au contexte particulier de chaque économie. Je reviens d’une tournée qui m’a conduit tour à tour au Pakistan et en Inde. Au Pakistan, certaines mesures fondamentales auraient pour effet de relancer la croissance dans le pays. Le taux de participation des femmes à la vie active est de 25 % seulement. Les Pakistanaises se heurtent à de nombreux obstacles qui les empêchent de travailler. Les mesures ci-après contribueraient à améliorer la situation : garder les filles à l’école ; changer les normes sociales autour du mariage d’enfants, du travail et des tâches domestiques ; fournir une aide à la garde d’enfants ; assurer la sécurité des transports. Le resserrement des écarts existant entre les hommes et les femmes de même que l’harmonisation du système fiscal et la libéralisation des échanges et de l’investissement conforteraient une croissance à base élargie. Nous encourageons chaque pays et chaque région du monde à adopter des politiques favorisant la croissance qui permettrait de relever les revenus moyens.
Nous devons nous assurer parallèlement que la croissance est durable et inclusive. Elle doit profiter à tous, et pas qu’ à l’élite au pouvoir. Pour y parvenir, nous promouvons l’investissement dans les ressources humaines et les ménages représentant les 40 % les plus pauvres de la population. Dans certains pays, cela se traduit par des investissements dans des moyens de production dont les pauvres peuvent tirer parti, comme l’infrastructure ou le bétail. Dans d’autres, les investissements visent à améliorer les résultats en matière de santé et d’éducation, afin de permettre aux pays de développer leur capital humain.
Nous devons aussi comprendre que les réformes économiques peuvent être difficiles à mener. L’une des raisons de la défiance croissante des populations à l’égard des États est l’accaparement des services publics par l’élite en place et l’incapacité de certains pays à fournir des services de base efficaces à la majeure partie de la population. Nous collaborons étroitement avec les pays pour empêcher que les efforts de réforme budgétaire compromettent la prospérité générale et la fiabilité des institutions.
Nous assistons par ailleurs à l’enracinement de la pauvreté dans les pays en proie à la fragilité, aux conflits et à la violence, ce qui rend d’autant plus ardue notre mission de réduction de la pauvreté. Bon nombre de ménages pauvres vivent dans des zones rurales reculées, coupés des infrastructures et des débouchés économiques pouvant améliorer leurs conditions de vie. Dans les pires scénarios, ils sont les victimes d’organisations hostiles ou d’États prédateurs. Nous œuvrons d’arrachepied pour soutenir ces populations en mettant en place de meilleurs dispositifs de protection sociale et en leur donnant les moyens de faire face aux conséquences des catastrophes naturelles et des pandémies. Nous aidons ces groupes de populations à renforcer leur résilience face aux effets du changement climatique.
J’ai surtout évoqué l’aide que nous apportons aux pays pour qu’ils appliquent les solutions techniques pertinentes qui favoriseront une croissance à base élargie. Mais nous devons avoir conscience que la corruption est un fléau persistant dans les pays en développement. Il est important d’encourager l’adoption de politiques rationnelles et de réaliser des investissements stratégiques, et nous devons aider les États à mettre en place des institutions solides. La rupture du contrat social entre les populations et l’État est à l’origine des remous que nous observons dans de nombreux pays. Les États faibles ou versés dans des pratiques prédatrices mettent trop souvent les maigres ressources existantes au service des intérêts d’un groupe de privilégiés et de leurs alliés. En même temps, ils usent d’intimidation et de sanctions à l’encontre de ceux qui s’insurgent contre leurs agissements. Prises entre ces feux croisés, les populations ont du mal à faire confiance aux autorités publiques pour leur fournir les services essentiels et créer les conditions d’une prospérité généralisée. Ainsi se crée un cercle vicieux de désillusions et de mauvaise gouvernance qui, comme nous le voyons, peut dégénérer en émeutes. La stagnation des revenus moyens représente un péril grandissant pour la démocratie et la stabilité politique.
Pour cette raison, nous aidons les pays à améliorer les capacités de leurs institutions en vue d’une croissance à base élargie. L’une des actions majeures à cet égard consiste à renforcer l’État de droit. Nous nous y employons de diverses manières, par exemple, grâce à des interventions ciblées censées améliorer les fonctions spécialisées des systèmes judiciaires nationaux, et en donnant aux femmes, aux pauvres et autres groupes marginalisés les moyens de régler les problèmes d’ordre juridique auxquels ils se trouvent confrontés. Nous collaborons avec les pays pour les aider à développer des institutions dotées des capacités voulues, transparentes et responsables, de même qu’à concevoir et à mettre en œuvre des programmes de lutte contre la corruption.
Notre stratégie consiste aussi à investir dans le capital humain. Plus de la moitié des enfants âgés de 10 ans dans les pays en développement sont incapables de lire, ce qui est inacceptable. Durant les dernières Assemblées annuelles, nous nous sommes fixé pour objectif de réduire de moitié le déficit en matière d’apprentissage à l’horizon 2030. Nous concentrons aussi nos interventions sur la santé, en nous attaquant notamment aux causes évitables de la mortalité maternelle et infantile, en garantissant aux femmes et aux enfants l’accès aux services de santé et en réduisant le retard de croissance. Investir dans le capital humain stimule certes la croissance économique, mais donne aussi à un plus grand nombre de personnes la possibilité de participer à cette croissance.
Nous insistons pour que les pays améliorent la gestion et la transparence de la dette. L’année dernière, la dette extérieure des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire a atteint le chiffre record de 7 800 milliards de dollars, un montant deux fois plus élevé qu’en 2007. Des créanciers non traditionnels, dont des créanciers n’appartenant pas au Club de Paris et des créanciers commerciaux, sont de plus en plus nombreux à intervenir. Et très souvent, ils imposent aux emprunteurs des clauses de non-divulgation qui rendent difficile toute évaluation du stock de la dette d’un pays. Une plus grande transparence est véritablement bénéfique pour les pays et ceux qui s’illustrent dans ce domaine jouissent d’une meilleure cote de solvabilité, bénéficient de coûts de financement plus bas et attirent davantage d’investissements directs étrangers. C’est aussi la démarche la plus juste. Les populations ont le droit de connaître les modalités des emprunts contractés par leurs États.
En somme, voilà ce à quoi nous nous employons pour réaliser la croissance à base élargie indispensable à l’inclusion sociale et à l’avènement d’économies ouvertes, fondées sur le marché. Je l’ai dit tantôt, les troubles auxquels nous assistons sont mus par une combinaison de facteurs particuliers, comme l’adoption des nouvelles technologies et l’évolution des aspirations de la classe moyenne observées récemment dans certains pays. Il est essentiel que les pouvoirs publics élaborent un ensemble de politiques capables de répondre aux nouveaux besoins de leurs populations. La numérisation des moyens de paiement est un pas dans cette direction. Elle permet de diminuer les coûts de transaction et d’inclure pleinement des personnes qui autrement sont exclues du système financier actuel. À titre d’exemple, grâce à un abaissement des coûts de transaction, des femmes, de nouvelles entreprises et les pauvres peuvent interagir dans un cadre autre que le troc, dans une économie monétaire réelle qui est bien plus efficace que les autres solutions qui s’offrent à eux actuellement.
Je termine mon propos par ces mots empruntés à l’un de mes prédécesseurs à la tête du Groupe de la Banque mondiale, James Wolfensohn, dans un discours intitulé « En finir avec l’exclusion » qu’il a prononcé en 1997. Il a déclaré : « en tant que communauté du développement, nous nous trouvons confrontés à un choix critique. Nous pouvons continuer de faire comme si de rien n’était, c’est-à-dire nous occuper d’un projet par-ci, d’un projet par-là, ce qui, trop souvent, ne permet pas de gagner la pauvreté de vitesse. Nous pouvons continuer à conclure des accords internationaux qui restent lettre morte. Nous pouvons continuer à nous livrer à des luttes d’influence et à proclamer notre supériorité morale. Ou nous pouvons décider de faire vraiment quelque chose. »
Le Groupe de la Banque mondiale s’emploie activement à relever le défi que pose le paysage mondial complexe que je viens de vous décrire. Nous restons concentrés sur notre mission qui consiste à mettre fin à l’extrême pauvreté et à promouvoir une prospérité partagée. Nous demeurons en outre fermement persuadés qu’en abolissant les barrières et en donnant à tous une chance de réussir, les États peuvent bâtir des sociétés plus ouvertes, plus sûres et plus prospères. Je crois profondément que les populations de la planète ont droit à un véritable progrès et qu’elles peuvent le réaliser.