Avant 1800, presque tout le monde était pauvre. Il y avait les familles royales et les très grands propriétaires terriens, mais ils ne représentaient qu’une infime minorité, et pratiquement tous les autres vivaient dans la pauvreté. Et tout le monde était très attaché à sa terre. Ainsi vivait l’humanité tout entière. Il y a eu d’énormes changements, bien entendu : l’agriculture. Il se trouve qu’avant elle, la plupart des personnes vivaient de la chasse et de la cueillette. Puis, avec l’avènement de l’agriculture, la production alimentaire a été apportée aux personnes, et pas l’inverse. Les gens n’allaient pas chercher de la nourriture. Ils savaient qu’il y avait des endroits où l’approvisionnement en aliments allait être assurée régulièrement.
Mais la richesse était liée à la terre, et ceux qui contrôlaient la terre avaient une mainmise sur une grande partie de la richesse du monde. Et la difficulté consistait à pouvoir expédier ou transporter quoi que ce soit : les objets, les idées, les personnes. Le déplacement de toute chose était en effet très difficile, aussi n’y avait-il pas beaucoup d’échanges commerciaux. Et donc, le coût du transport pesait vraiment de tout son poids et déterminait la façon dont les sociétés se formaient.
Au XVIIe siècle, 3 000 navires européens seulement se sont rendus en Asie. Au XVIIIe siècle, pour les cent années qui ont suivi, ils étaient environ 6 000. Il était très difficile de transporter quoi que ce soit.
Vers 1800-1820, des faits très importants se sont produits. Et les deux plus importants que la plupart des historiens retiennent sont la révolution industrielle et l’invention de la machine à vapeur. Donc, vers 1820, la machine à vapeur a permis la circulation des marchandises, laquelle a favorisé l’industrialisation, le commerce et la croissance économique.
Mais cette époque a aussi marqué, après l’avènement de la révolution industrielle et de la machine à vapeur, le début de ce qu’une grande économiste, Deirdre McCloskey, a appelé la grande divergence, faisant référence au fait que certaines régions, en particulier l’Europe et les États-Unis, s’enrichissaient très rapidement.
Elle parle ainsi de la fondation, ou encore la formation, de ce qu’il a été convenu d’appeler la bourgeoisie. Et la bourgeoisie était constituée d’anciens paysans qui étaient si proches des familles royales qu’ils aspiraient à leur mode de vie. Elle considère donc l’essor de la bourgeoisie comme une évolution très importante, car ses membres étaient les précurseurs de la classe moyenne.
Au cours des deux siècles écoulés entre 1820 et aujourd’hui, on a observé une explosion de la disponibilité des biens et des services. Il ne s’agissait pas que d’un petit changement, mais d’énormes chamboulements, car avant 1820, les gens vivaient et mouraient dans le même monde pratiquement. Ce monde n’évoluait pas beaucoup entre le moment où ils naissaient et celui où ils mourraient. Mais à partir de 1820, le monde a commencé à changer à la vitesse grand « V ».
Il y a deux siècles, quatre adultes américains sur cinq travaillaient pour produire des denrées alimentaires pour leur famille. Aujourd’hui, un agriculteur nourrit 300 personnes.
Je parle de tout cela parce que nous devons mettre ces choses en perspective. Nous devons inscrire les progrès humains — l’objet de notre travail à la Banque mondiale, à savoir le développement — dans une perspective historique.
Vous savez, le président chinois Xi Jinping parle de milliers d’années de grand succès. Et en vérité, l’Asie et le Moyen-Orient étaient effectivement les sources de bien d’innovations avant 1800. Il déclare aussi souvent que les 200 ans après 1800 n’ont pas été aussi formidables pour la Chine, mais, bien sûr, ce pays connaît un essor fulgurant aujourd’hui.
Et comme je le disais tout à l’heure, avant 1800, pratiquement tout le monde était pauvre.
Et voici ce que j’observe aujourd’hui partout où je me rends : je vois des jeunes qui ne possèdent peut-être pas un smart phone, mais qui y ont accès. De nombreux analystes prédisent que d’ici à 2025, le monde entier aura accès au haut débit.
Aujourd’hui, lorsque vous avez accès au haut débit et que vous pouvez voir des choses sur Internet, deux faits se produisent. Tout d’abord, les gens sont beaucoup plus satisfaits de leur vie lorsqu’ils ont accès à Internet. Ils peuvent ainsi voir comment le monde fonctionne. Ils peuvent regarder des films et des émissions de télévision. Ils sont plus satisfaits de la vie.
L’autre fait qui se produit est que le revenu de référence de ces personnes augmente, et c’est un aspect que nous étudions en réalité au sein du Groupe de la Banque mondiale. Le revenu auquel ces personnes comparent le leur augmente. Et dans ce cas, leur revenu doit aussi augmenter, sinon elles ne sont pas satisfaites.
La technologie va nous rendre un grand service en connectant tout le monde, mais elle va en même temps détruire certains emplois.
Nombreuses sont les différentes prédictions concernant le nombre d’emplois qui seront supprimés. Certains diront que la quasi-totalité des emplois sera perdue.
Permettez-moi de vous faire part de ce qu’en dit quelqu’un que je connais très bien, j’ai nommé Jack Ma, le fondateur de la grande entreprise, Alibaba. C’est l’homme le plus riche de la Chine. Son entreprise est un mastodonte.
Jack Ma dit : « Vous savez, de son vivant, mon grand-père travaillait 16 heures par jour, six jours par semaine, et il avait le sentiment d’être très occupé. Moi je travaille huit heures par jour, cinq jours par semaine, et j’ai le sentiment d’être très occupé. Mes enfants travailleront trois heures par jour, trois jours par semaine, et ils auront le sentiment d’être très occupés. »
Il dit que la technologie va éliminer chaque travail qui fait appel à la puissance musculaire. Et il va plus loin en indiquant que tous les emplois fondés sur le savoir seront aussi éliminés, peut-être pas aussi rapidement, mais ils le seront inéluctablement. Et il prédit que chaque fois que surviennent ces types de ruptures — et pour lui, la façon dont l’intelligence artificielle et la technologie évoluent constitue une rupture majeure — il s’ensuit au moins 30 années de difficultés et de bouleversements énormes.
Et que devons-nous faire donc ? Comment réagir face à ce genre de bouleversements ? Quelle réponse apporter à cette situation où chacun sait comment les autres vivent, et aspire à mieux ? Les gens en veulent plus pour eux-mêmes alors que, dans le même temps, la technologie peut éventuellement supprimer beaucoup d’emplois.
Eh bien, si l’on se réfère à la façon dont le problème des inégalités et celui de la pauvreté ont été abordés à travers l’histoire, on retrouve une figure importante, Andrew Carnegie, qui, dans un ouvrage intitulé « The Gospel of Wealth », a déclaré : « Celui qui meurt en laissant derrière lui des millions en richesses qu’il possédait et qu’il devait administrer de son vivant ne sera ni regretté ni honoré ni loué. Celui qui meurt aussi riche s’en va couvert de honte. »
Carnegie a ainsi permis à un autre, John D. Rockefeller, de penser l’argent différemment. Et c’est ainsi qu’est née la philanthropie.
Le terme « philanthropy » (philanthropie en français) est entré dans la langue anglaise autour du XVIIe siècle, traduit du grec « philanthropia », qui signifie « amour de l’humanité ».
Permettez-moi de revenir en arrière une seconde.
Le Parlement britannique a adopté, en 1601, le Statute of Charitable Uses, qui marquait la première fois qu’un gouvernement était censé prendre soin des pauvres dans une région donnée.
Autour de la même époque, des chefs islamiques faisaient don de propriétés pour créer de grands centres éducatifs. Le chah Abbas de Perse — j’en parlais encore avec Padideh — faisait don d’écoles à la mosquée royale, montrant ainsi la voie à suivre pour des écoles supérieures similaires.
Donc, cette tradition de la philanthropie existait. Mais ce que je veux dire ici c’est que la philanthropie, qui était la solution traditionnelle à laquelle on pensait pour régler le problème des inégalités et de la pauvreté, ne fonctionne plus.
Prenons un autre exemple, celui de quelqu’un de très célèbre bien sûr, je veux parler d’Albert Schweitzer. Je m’attire toujours des ennuis lorsque je parle d’Albert Schweitzer en ces termes parce que les gens l’admirent beaucoup, et pour de bonnes raisons. Mais Albert Schweitzer s’inscrivait dans une tradition différente. Il faisait partie du mouvement colonialiste. C’était aussi un missionnaire. Et puis il y avait ce sentiment qu’il incombait à des gens comme lui d’apporter la civilisation aux masses non civilisées. Mais Albert Schweitzer s’est également présenté comme un grand médecin qui soignait les pauvres.
Et j’en avais entendu parler pour la première fois parce qu’il y avait un cardiologue de l’hôpital où j’ai été formé à Boston qui lui avait effectivement rendu visite dans les années 1950. Et à son retour, il avait rédigé un petit rapport dans lequel il se disait absolument consterné par les conditions qu’il avait observées dans l’hôpital d’Albert Schweitzer. C’était un cardiologue qui s’intéressait spécifiquement aux troubles du rythme cardiaque. Et il a révélé que de nombreux patients souffraient de ce problème et que des soins pouvaient leur être apportés, mais qu’il n’en était rien. Un petit rapport certes, mais il s’avère qu’un journaliste britannique nommé James Cameron, qui a visité Schweitzer en 1953, avait alors écrit ceci à propos de cet hôpital :
« L’hôpital était rebutant. J’avais été préparé à voir quelques pratiques peu orthodoxes, mais pas ces conditions sordides. Le docteur avait confiné toute avancée mécanique à un degré qui semblait à la fois pédant et effroyable. Les pavillons étaient des huttes grossières, sombres et peu aérées, équipées de lits en planches et d’oreillers en bois, où cohabitaient êtres humains, poules et chiens. Il n’y avait pas d’eau courante, mais de l’eau de pluie, pas de gaz, pas d’égouts, pas d’électricité, sauf, encore une fois, pour la salle d’opération et le gramophone. »
Et Cameron de poursuivre : « J’ai dit alors que l’hôpital était fait pour lui et pas lui pour l’hôpital. L’établissement était délibérément archaïque et primitif, faisant délibérément partie de la jungle qui l’entourait, représentant sa propre création qui avait manifestement un sens beaucoup plus philosophique que médical. »
La critique ici tient en partie au fait que Schweitzer — comme il le disait lui-même avec une grande clarté — était une source d’inspiration pour beaucoup. Il évoquait sa mission qui consistait à corriger les torts causés par d’autres au nom du christianisme.
Mais pendant 30 ans, j’ai travaillé dans une organisation appelée Partners in Health où nous nous efforcions de faire exactement le contraire de ce qui avait été fait par Schweitzer. Nous nous disions : « En fait, il n’est pas question de nous ici. Il s’agit d’administrer les meilleurs soins médicaux possible par respect pour l’humanité intrinsèque des autres. »
Et donc, tellement grande est l’aspiration, tellement profond est le désir d’avoir accès à l’éducation, pour nous assurer que nos enfants ne souffrent pas de sous-alimentation. Les gens nourrissent tellement d’aspirations, et une fois qu’ils ont accès à Internet, ces aspirations se décuplent. Comment pouvons-nous répondre à cette situation ?
Eh bien, cela touche directement le cœur de ce que nous sommes en tant qu’institution. Le Groupe de la Banque mondiale — à l’époque, il ne s’agissait que d’une partie de ce qui forme aujourd’hui le Groupe de la Banque mondiale — a été créé en 1944 sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale. Dans une... je dirais, une tout simplement ingénieuse... quel est le mot juste ? Dans une ingénieuse démarche, les dirigeants du monde entier, en particulier du Royaume-Uni et des États-Unis, ont déclaré que, avant la fin de la guerre, nous devrions bâtir des institutions qui, d’une part, peuvent apporter de la stabilité — parce qu’avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, il y avait déjà les guerres des monnaies. Les pays dévaluaient leur monnaie, essayaient de faire tout ce qu’ils pouvaient pour en tirer un avantage, et les monnaies du monde se trouvaient dans un état déplorable. Il fallait donc apporter une certaine stabilité au système mondial.
D’autre part, ils ont estimé qu’il fallait une organisation qui allait reconstruire l’Europe, et c’était la raison d’être de la Banque mondiale. Le nom initial était Banque internationale pour la reconstruction et le développement, et le but était de reconstruire l’Europe.
Mais un évènement s’est produit juste à ce moment-là, en 1946, qui a été annoncé dans un discours d’ouverture prononcé à Harvard la même année par le général George Marshall, à savoir l’élaboration du plan Marshall, lequel a ensuite pris le relais dans la reconstruction de l’Europe, et la Banque mondiale a dû se trouver de nouvelles missions.
Toutefois, elle a accordé son premier prêt à la France. Mais depuis lors, la Banque mondiale a recentré son action afin de se focaliser davantage sur la pauvreté.
Les principes fondateurs — le secrétaire du Trésor, Henry Morgenthau, ouvrant la conférence, a déclaré que l’objectif du Groupe de la Banque mondiale, l’objectif des réunions, était de créer une économie mondiale dynamique — et je cite : « une économie mondiale dynamique dans laquelle les peuples de chaque pays seront en mesure de donner la pleine mesure de leur potentiel dans la paix, de relever leurs propres niveaux de vie et de profiter de plus en plus des fruits du progrès matériel, car la liberté d’opportunité est le fondement de toutes les autres libertés. »
Il a également soutenu que « ... la prospérité n’a pas de limites fixes. Elle n’est pas une substance limitée qui s’amenuise lorsqu’elle est divisée. Bien au contraire, plus les autres nations en bénéficient, plus chaque nation en disposera pour elle-même. »
C’était une merveilleuse vision et je ne pense pas que nous nous en soyons trop éloignés, même aujourd’hui.
Je voudrais mentionner au passage que l’autre instigateur de la conférence, aux côtés du secrétaire au Trésor Henry Morgenthau, était le grand John Maynard Keynes, probablement l’économiste le plus réputé de tous les temps après Adam Smith, une personnalité très, très importante. Et cette conférence, qui n’a pas été facile, a posé les jalons de notre organisation.
Alors, que faisons-nous ? Au cours des 70 dernières années, les États ont souscrit des capitaux de la Banque, et nous ont donné de l’argent. Pour autant, même si nous le faisons dans une certaine mesure, nous ne prenons pas cet argent pour le distribuer simplement. Depuis 1962, le Groupe de la Banque mondiale, notamment la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, et l’IFC qui s’occupe du secteur privé, a reçu un montant total de 19 milliards de dollars.
Ces 19 milliards de dollars nous ont permis de mobiliser près de mille milliards – un peu plus de 900 milliards de dollars sous forme de prêts et de dons. Il se passe que si vous créez effectivement une banque et lui donnez des capitaux, en plus d’utiliser ceux-ci, elle peut – en tout cas nous nous le faisons – lever des ressources supplémentaires auprès des marchés financiers : nous avons pu lever de la sorte jusqu’à 900 milliards de dollars.
En outre, nous avons pu déposer directement 28 milliards de dollars dans un compte que nous tenons en réserve pour les pays les plus pauvres. Ce compte est géré par l’IDA, l’Association internationale de développement. L’IDA octroie des financements aux pays les plus pauvres de la planète, qui peuvent les rembourser au bout de 40 ans. C’est vrai qu’il est très difficile d’obtenir un prêt sans intérêt que vous remboursez en 40 ans ; nous, nous le faisons pour aider les pays à se développer. Voilà pour ce que nous faisons depuis toujours.
Quand je suis entré à la Banque mondiale pour la première fois, j’ai vu cette inscription qui disait : « Notre rêve : un monde sans pauvreté ». Et je me suis demandé, pourquoi serait-ce un rêve ? Pourquoi ne pas en faire un véritable objectif et un but ? Et c’est ce que nous avons fait.
Après trois à quatre mois de discussions – c’est ce que nous faisons à la Banque, nous discutons. Nous discutons des données, des politiques, des idéologies, nous discutons d’une variété d’instruments différents – après trois à quatre mois de discussions, disais-je, nous sommes parvenus à cette conclusion : nous voulions mettre fin à l’extrême pauvreté, notamment pour ces personnes qui vivent avec moins de 1,90 dollar par jour, à l’horizon 2030. Nous étions tout aussi déterminés à promouvoir une prospérité partagée et à réduire les inégalités. Et nous avons décidé que nous utiliserions trois moyens pour arriver à nos fins.
Premièrement, nous avons toujours axé nos actions sur la croissance économique. Cette fois pourtant, nous insistons sur le caractère solidaire de celle-ci, ce qui signifie qu’elle doit être bénéfique à tous. Nous insistons également sur sa durabilité, qui implique que nous préservions la planète – pour une croissance économique solidaire et durable.
Deuxièmement, le monde est chaque jour en proie à de très nombreuses crises, notamment les pandémies, le changement climatique, les réfugiés, la fragilité, les conflits et la violence. Nous voulions centrer nos efforts sur le renforcement de la résilience à ces problèmes qui touchent de plus en plus de personnes à travers le monde.
Enfin, le troisième axe stratégique consistait à investir davantage, et plus efficacement, dans le capital humain. Ainsi, il s’agit d’assurer une croissance économique solidaire et durable, de renforcer la résilience aux différents chocs que subit le monde aujourd’hui, et d’investir plus, et plus efficacement, dans l’humain.
Nous avons dû changer parce que le monde évolue, et il a évolué de façon assez spectaculaire.
Dans les années 60, probablement 70 % de tous les capitaux, tout l’argent qui était destiné aux pays en développement, était issu de l’aide publique au développement à laquelle nous participions. En clair, l’argent qui allait dans les pays en développement provenait d’organismes bailleurs de fonds comme l’USAID et d’autres entités similaires, et de groupes comme le nôtre. Mais regardez ici combien cette aide a baissé.
Voyez-vous ça ?
Jusqu’en 1990, 50 % de l’ensemble des capitaux dirigés vers les pays en développement provenaient de l’aide publique au développement. Mais depuis 1990, ces flux ont baissé et représentent désormais moins de 10 %. Auparavant, nous pouvions conseiller aux pays la démarche à adopter et ils nous écoutaient parce que nous étions des acteurs importants. Malheureusement, toute l’aide publique au développement se réduit aujourd’hui à 9 % seulement.
Que faisons-nous dans ce contexte ? Comment jouer notre rôle ? Comment pouvons-nous aider les milliards de milliards de personnes qui naissent aujourd’hui à travers le monde, ou qui sont jeunes, qui vont bientôt se retrouver sur le marché de l’emploi, comment les aidons-nous à atteindre leurs objectifs ?
J’ai tout d’abord évoqué la résilience. Prenons cette femme qui vit avec d’autres réfugiés comme elle. De très nombreuses personnes sont aujourd’hui en situation de fragilité. Deux milliards de personnes à travers le monde vivent dans des zones fragiles et touchées par un conflit. Et d’ici 2030, 46 %, soit près de la moitié des personnes les plus démunies de la planète se trouveront dans des États fragiles et touchés par un conflit. Nous avons doublé nos interventions dans ces États, mais nous avons bien conscience que nous y engageons environ 60 à 65 milliards de dollars chaque année. Nous savons que 60 à 65 milliards ne représentent rien, c’est une goutte d’eau dans l’océan. Nous ne pouvons résoudre aucun de ces problèmes – la crise des réfugiés, les pandémies, la famine – avec nos seules ressources. Nous devons donc trouver le moyen d’en mobiliser d’autres.
C’est ainsi qu’après l’horreur de la flambée d’Ebola, nous étions si perturbés d’avoir attendu trop longtemps avant d’intervenir dans cette crise que nous avons créé un dispositif d’assurance. Pour la première fois dans l’histoire, nous disposons d’une police d’assurance qui sera déclenchée automatiquement chaque fois qu’une maladie comme Ebola atteindra un certain stade d’évolution. Un tel dispositif se serait déclenché plus tôt, bien avant le moment où l’argent a commencé à affluer effectivement au Libéria, en Sierra Leone et en Guinée durant la crise d’Ebola.
Ce que nous avons fait est tout simple : au lieu de mettre de l’argent de côté ou d’aller en demander aux bailleurs de fonds, nous nous sommes tournés vers les marchés financiers en demandant « quelqu’un voudrait-il souscrire des emprunts obligataires sur trois ans garantis par des capitaux à risque ? Cela signifie qu’en cas d’épidémie vous perdez tout votre argent, « mais nous vous paierons 8 % d’intérêt par an ».
Nous avons enregistré plus de souscripteurs que nous n’en escomptions tant ils étaient nombreux à vouloir les 8 % d’intérêt par an. Aujourd’hui, 450 millions de dollars attendent dans nos comptes d’être décaissés en cas de pandémie. Ce que nous avons dû payer ne représente qu’une fraction infime du montant global obtenu.
Nous appliquons le même principe pour mettre sur pied une police d’assurance contre la famine. Il survient tout le temps des famines auxquelles nous sommes toujours lents à répondre. Et nous nous sommes dit : « Pourquoi ne pas créer un dispositif d’assurance qui interviendra sans tarder, nous permettant littéralement d’étouffer les famines dans l’œuf au lieu de laisser la situation empirer encore et encore ? »
Voilà à quoi nous nous attelons. Nous essayons d’activer tous les leviers possibles. Nous sommes aujourd’hui le plus grand financier de l’action climatique dans le monde. Nous sommes certes déterminés, mais une fois de plus, nous ne pouvons réussir dans cette tâche en comptant uniquement sur nos ressources propres. Nous devons en mobiliser d’autres.
C’est véritablement une opération d’envergure. L’économie mondiale vaut environ 78 000 milliards de dollars. Près de 7 000 milliards de dollars sont conservés sous forme d’obligations à taux d’intérêt négatifs. Cela signifie que vous mettez votre argent dans une banque, mais au lieu qu’elle vous reverse des intérêts, vous la payez chaque année pour garder votre argent.
Ainsi, pour un dépôt de 100 dollars vous aurez en fin d’année, 98 ou 99 dollars. Les gens procèdent de la sorte parce qu’ils craignent d’assumer les risques et paient volontiers quelqu’un pour garder leur argent, car au moins cette démarche est exempte de risque.
Par ailleurs, 10 000 milliards de dollars sont aussi conservés sous forme d’obligations d’État très peu rentables. Les liquidités s’élèvent, elles, à 9 000 milliards de dollars. Ce qui signifie que des personnes prennent littéralement des « milliers d’euros » et les gardent dans leurs coffres.
C’est de cet argent-là dont nous avons besoin pour donner à tous une chance, pourquoi pas ? Ces personnes tirent si peu de profit de leur argent que nous pensons pouvoir les aider à en tirer de meilleurs dividendes tout en offrant des chances à tous, particulièrement dans le domaine de l’infrastructure.
Voici la bourse des valeurs de Guinée. Je ne sais pas pourquoi je vous la montre, mais c’est une belle photo. Notre nouvelle approche est celle-ci : plutôt que de nous considérer comme des prêteurs, comme des intervenants directs, nous nous considérons comme des facilitateurs. Et l’idée que nous promouvons désormais auprès de tous est celle de l’optimisation des financements pour le développement.
Comment réussir à mobiliser ces milliers de milliards de dollars conservés dans des coffres en faveur des plus pauvres de la planète ? Nous avons conscience que le secteur privé doit être plus que jamais impliqué dans l’action de développement, parce qu’il existe de très, très nombreux exemples de situations mutuellement bénéfiques. Je vous en décris une :
Si vous n’y avez jamais été, l’aéroport international Queen Alia est une merveille d’infrastructure. Les autorités jordaniennes sont venues nous voir et nous ont dit « nous devons remettre l’aéroport en état et avons besoin d’un prêt. Si vous nous l’accordez – si vous accordez un prêt au Gouvernement jordanien, alors la structure sera gérée par des nationaux. »
Nous leur avons dit « il y a peut-être mieux à faire ». Et ainsi, sans qu’un seul centime soit déboursé à titre de prêt ni aucun sou payé à titre d’intérêt, nous avons réussi à ce que le secteur privé finance intégralement le projet.
Le Gouvernement jordanien détient tout de même 54 % des parts et perçoit par conséquent 54 % des bénéfices. Sans bourse délier au départ, l’État a engrangé durant les neuf dernières années plus d’un milliard de dollars de recettes provenant de l’aéroport. Le gouvernement était parti sur une option très différente, mais les merveilleux services du Groupe de la Banque mondiale ont dit « pourquoi ne pas essayer cette autre voie ? »
C’est un exemple saisissant de la manière dont nous pouvons changer notre façon de faire, pour non seulement réduire l’endettement des pays, mais leur offrir des dividendes. Nombreuses sont les personnes qui éprouvent de plus en plus de l’attrait pour cette forme d’investissement. La génération Y va hériter de 5 000 milliards de dollars de leurs parents Baby-Boomers. Et j’entends dire chaque jour « nous ne voulons pas simplement utiliser cet argent. Nous voulons qu’il ait un impact dans le monde. »
Il existe un concept très important connu sous le nom d’« investissement d’impact ». Ce que disent les promoteurs de ce concept, c’est qu’en matière d’investissement, il ne s’agit pas seulement de risque et de rentabilité, du risque que présente l’investissement, de son niveau de rentabilité. Il est question de risque, de rentabilité et d’impact. Et plus grand est l’impact, plus enclin sommes-nous à prendre davantage de risques pour une rentabilité moindre.
L’idée est formidable, mais la valeur relative qu’elle représente est infime. On parle maintenant de près de 200 milliards de dollars par an, ce qui est très peu comparé aux besoins. Pour atteindre les objectifs de développement durable des Nations Unies, ou les objectifs mondiaux comme on les appelle, il faut environ 4 000 milliards de dollars chaque année. L’ensemble de l’aide publique au développement s’élève à près de 140 milliards de dollars ; ajoutez-y les 200 milliards de dollars d’investissements à impact social, nous sommes toujours très loin des 4 000 milliards de dollars nécessaires pour répondre aux besoins de l’investissement d’impact.
Ce que nous avons fait ici, c’est plutôt que de dire « acceptez des retours financiers plus faibles » ou, « nous faisons œuvre charitable », nous avons mis sur pied un système qui consiste à aller vers les pays africains pour les aider dans tous les aspects d’un appel d’offres dans un projet solaire.
Une fois de plus, sans que nous ayons investi un seul sou – nous nous sommes bornés à leur apporter une assistance technique dans le cadre de notre programme de développement du solaire. Grâce à ce programme, le coût de l’énergie au Sénégal est aujourd’hui de 4,7 centimes par kilowatt/heure. Jusque-là, il fallait débourser 15 à 20 centimes le kilowatt/heure pour avoir de l’électricité, mais grâce à l’aide que nous avons apportée au pays dans l’appel d’offres du projet solaire, ce coût a été réduit à 4,7 centimes. C’est une immense victoire et nous allons reprendre cette démarche ailleurs.
Je l’ai dit tantôt, nous n’avons fait aucun investissement financier. Nous avons simplement prêté notre concours au montage du dispositif et, ce faisant, nous avons pu réduire le coût de l’énergie solaire.
Cependant, la crise qui me préoccupe le plus est celle du capital humain. Quatre cents millions de personnes n’ont pas accès aux services de base. Chaque année, 100 millions d’autres tombent dans la pauvreté à cause de dépenses de santé exorbitantes. Seul un tiers des personnes pauvres dans le monde est couvert par des filets sociaux.
Tous, vous bénéficiez d’une protection sociale ; ce n’est pas le cas pour un tiers des pauvres dans le monde. Le pire, de mon point de vue, est le problème du retard de croissance chez les enfants en bas âge.
Le retard de croissance est un phénomène très simple. L’enfant qui en souffre se situe à deux écarts types de moins que la taille qu’il devrait avoir pour son âge — nous savons aujourd’hui que tous les enfants à travers le monde peuvent grandir de 25 centimètres durant leur première année de vie, et de 12 centimètres à la deuxième année. On note certes des variations ici et là, mais s’il est bien nourri, chaque enfant partout dans le monde peut grandir autant.
Pourtant, les chiffres que nous recevons sont tout simplement ahurissants : 38 % des enfants en Éthiopie accusent un retard de croissance, alors que les enfants dans cette situation n’ont pas les mêmes capacités d’apprentissage et ne gagneront certainement pas aussi bien leur vie que les autres plus tard. En fait, ce qui se passe, c’est que leur cerveau ne se développe pas correctement.
Voyez-là une image tirée d’une étude réalisée par un professeur de Havard venant du Bangladesh. Sur la gauche se trouve un enfant souffrant d’un retard de croissance, et sur la droite un enfant en bonne santé. Les marques dorées, elles, représentent les circuits neuraux. Ce qu’on peut en déduire, c’est que les enfants présentant un retard de croissance ont moins de connexions neurales et, de ce fait, ne vont simplement pas réussir aussi bien que les autres. Nous l’avons déjà dit, les chiffres sont bouleversants.
Dans toute l’Afrique subsaharienne, environ 30 à 35 % des enfants présentent un retard de croissance ; ils sont 38 % en Inde, 37 % en Indonésie et 45 % au Pakistan.
Ces enfants ne seront probablement pas capables de soutenir la concurrence dans ce qui sera certainement une économie numérique plus exigeante à l’avenir.
Nous rencontrons également d’énormes problèmes dans le secteur de l’éducation. En fait, 250 millions d’enfants ne savent ni lire ni écrire. En Inde, trois quarts des élèves de troisième année du primaire ne peuvent pas faire une opération de soustraction à deux chiffres. Et la moitié des élèves de cinquième année en sont tout aussi incapables.
Au Brésil, les compétences des enfants de 15 ans se sont améliorées, mais vu leur rythme actuel d’évolution, ils n’atteindront pas la note moyenne en mathématiques des pays riches avant 75 ans, et il leur faudra 263 ans pour la lecture. Par ailleurs, 260 millions d’enfants ne vont toujours pas à l’école.
Pire encore, même dans les pays où les enfants sont scolarisés, un de nos projets a révélé que... Savez-vous que nous avons ici aujourd’hui des diplômés de l’American University qui travaillent à la Banque mondiale ?
Veuillez vous lever s’il vous plaît.
Vous voyez, il y a de quoi croire en l’avenir.
Nous venons de réaliser une étude extrêmement révélatrice sur les acquis de l’apprentissage, qui nous a permis de constituer une base de données harmonisée. Nous savons donc désormais, pour chaque pays, quel est le niveau des acquis pour les années passées à l’école. Ainsi, même si vous faites 12 années d’études au Yémen ou au Malawi, nous n’allez acquérir qu’environ la moitié des connaissances que vous auriez accumulées si vous aviez été scolarisé à Singapour, où le système d’éducation est excellent. Mais si nous prenons Singapour comme base de référence, ce que nous constatons malheureusement c’est que dans de nombreux pays à travers le monde, les élèves présentent un retard de près de cinq années d’études.
Ce qui veut dire que le système d’éducation actuel ne marche pas. Alors, que se passe-t-il lorsque vous souffrez d’un retard de croissance, et que votre école ne vous offre pas les moyens dont vous avez besoin pour réussir dans l’économie de demain ?
Durant l’essentiel de ma vie adulte, j’ai participé à l’action mondiale pour la santé et l’éducation. Et une des choses dont je suis fier, c’est que nous ayons défendu avec brio l’augmentation des ressources consacrées à la lutte contre le VIH/SIDA, la tuberculose et le paludisme, et une augmentation plus substantielle des financements au profit de l’éducation. Cependant, nous nous sommes retrouvés dans une situation où de nombreux chefs d’État et ministres des Finances sont devenus quelque peu complaisants, attendant que les financements leur parviennent. Peut-être se disent-ils : « Si vous nous donnez les moyens pour cela, nous agirons. Au cas contraire, nous avons plus important à faire avec notre argent. Nous devons développer l’infrastructure physique, construire des routes et fournir de l’électricité à nos populations. » Tout cela est certes vrai, mais nous avons aussi constaté que le capital humain est peut-être l’investissement le plus important qu’ils puissent réaliser.
C’est ce que révèle l’étude sur l’évolution des richesses des nations, que nous avons intitulée The Changing Wealth of Nations.
Quentin... Où est Quentin ?
Titulaire d’un Ph. D. d’économie obtenu ici à l’American University, Quentin Wodon est l’économiste principal qui a associé pour la première fois le concept de capital humain à la richesse des nations. Le capital humain, c’est ici, la partie foncée. Vous voyez qu’il représente une part substantielle de la richesse globale des pays à revenu élevé, des pays à revenu intermédiaire, et même des pays à faible revenu. Et c’est la toute première fois que nous intégrons ce concept dans nos études.
En examinant la richesse par habitant, vous voyez tout d’abord que les pays à revenu élevé sont nettement plus riches que les pays à revenu intermédiaire ou les pays à faible revenu.
Mais ensuite, observez la proportion de capital humain, la partie foncée, et voyez la distance que doivent couvrir les pays à revenu faible et intermédiaire pour combler leur retard d’investissements à cet égard.
Préoccupés par le fait qu’un si grand nombre de pays attendent passivement l’arrivée de dons, qu’ils ne voient pas l’urgente nécessité d’investir dans l’être humain et dans sa santé et son éducation, nous avons pris une décision : nous avons décidé d’établir un classement.
Certes, les classements sont très controversés. Mais ce que nous savons, c’est qu’ils cristallisent l’attention. Nous allons classer les pays, tous les pays membres du Groupe de la Banque mondiale, et nous allons estimer les taux de survie, nous allons calculer les années de scolarité ajustées pour tenir compte de la qualité de l’éducation — pas seulement le nombre d’années passées à l’école. Nous allons exploiter la base de données que nous constituons actuellement en prenant uniquement en compte les années de scolarité durant lesquelles les élèves ont véritablement appris quelque chose, les années durant lesquelles ils ont réellement acquis des connaissances.
Et en considérant deux indicateurs de santé, à savoir la survie des adultes et le retard de croissance, vous pouvez faire entrer en ligne de compte l’impact de la santé sur la situation d’un pays au regard de son capital humain global.
Nous allons donc établir un classement. Nous allons publier des données sur la productivité. Je pourrai vous en dire davantage plus tard si vous le voulez bien. Nous allons publier ce classement en octobre, durant nos Assemblées annuelles. Cela va certainement susciter une vive controverse.
De nombreux dirigeants seront furieux contre moi, particulièrement ceux dont les pays occuperont un rang inférieur à celui des nations qu’ils ont toujours pensé dépasser.
Mais l’expérience de Doing Business nous a révélé qu’à moins d’établir un classement, vous ne captez pas l’attention des gens. Études après études, nous n’avons cessé de montrer l’importance d’investir dans la santé et l’éducation, mais ces études n’ont pas suscité le type de réaction dont nous avons besoin.
Cette situation peut-elle être inversée ? Sans aucun doute.
Ici, c’est le Pérou, un pays où j’ai longtemps travaillé. Des années durant, nous nous sommes employés à y réduire l’incidence du retard de croissance, sans succès. Puis, aux alentours de 2007, la Banque mondiale a pris de l’argent qu’elle n’utilisait pas ailleurs, l’a injecté dans un projet national de lutte contre le retard de croissance et, en sept ans, le nombre de cas a diminué de moitié.
Nous avons beaucoup appris de cette initiative, et nous allons dire à tous nos clients : « Le classement que nous avons établi ne constitue pas une condamnation. Nous essayons d’attirer votre attention, puis nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous aider à remonter la pente parce que, en fait, si vous ne le faites pas, vos populations ne pourront probablement pas réussir dans l’économie de demain. »
Avant de conclure — juste Ciel ! Ce n’est pas grave ! Nous aurons plus de temps plus tard — avant de conclure disais-je, je voudrais vous parler du contexte historique dans lequel a évolué la notion de développement que j’ai mentionnée plus tôt. Je suis réellement convaincu, particulièrement au regard de toute la controverse dont vous êtes témoins aujourd’hui, que nous devons pouvoir trouver un nouveau mode d’interaction entre humains.
Quand je dis que deux siècles plus tôt, presque tout le monde était pauvre... en fait il y a 50 ans, ou 54, j’étais jeune encore, et je résidais en Corée, on avait le sentiment que des pays comme la Corée, les pays le plus pauvres du monde, resteraient à jamais pauvres. Vous connaissez certainement le dicton qui dit que « vous aurez toujours des pauvres avec vous ».
À cette époque foisonnaient des études sur la manière dont les pays riches et des organisations comme la Banque mondiale devaient envisager leur mission au service des pauvres. Les publications abondaient sur cette question.
Pendant mes années d’étude d’anthropologie en cycle de licence, j’ai lu des ouvrages historiques sur mon pays, la Corée, sans jamais me retrouver dans ce qui y était écrit.
Puis au troisième cycle d’université, je suis tombé sur un des ouvrages qui m’ont le plus influencé : c’était un ouvrage d’Edward Saïd intitulé « L’Orientalisme ».
Est-ce que quelqu’un ici connaît cet ouvrage ? Eh oui !
Je puis vous dire que partout où je me suis rendu au Moyen-Orient, et même en Asie, les gens l’ont lu.
Edward Saïd a fait valoir que les récits sur l’Orient — pour lui, l’Orient comprenait le Moyen-Orient, la Perse et, en plus des pays du Moyen-Orient que vous connaissez, le Japon et l’Asie de l’Est — ne décrivent pas véritablement les pays de cette région. Ce qu’ils relatent, ce sont les expériences de leurs auteurs dans ces régions, qui n’ont pas une vocation purement descriptive.
Voici ce qu’écrit Edward Saïd : « Il y a une différence entre d’une part la connaissance d’autres peuples et d’autres époques qui découle de la compréhension, de la compassion, de l’étude minutieuse et de l’analyse dans un esprit purement académique, et d’autre part la connaissance — lorsqu’il s’agit bien de cela — qui fait partie d’une campagne globale d’affirmation de soi, de belligérance, voire de guerre ouverte ».
À présent, permettez-moi de vous dire – j’ai l’impression de reprendre-là ma casquette d’enseignant – permettez-moi de poser comme postulat que la mission anthropologique de l’ethnographie, qui consiste à essayer véritablement de comprendre le monde du point de vue des autres, est tout aussi importante que tous les éléments techniques que je vous ai communiqués plus tôt. C’est un changement auquel nous aspirons fondamentalement.
Tout cela nous ramène à un point : les enfants veulent avoir la chance de devenir ce qu’ils désirent être. Me voici en 1963 en Corée. Et voici à quoi ressemblait la Corée cette année-là : un des pays les plus pauvres de la planète, dont le PIB par habitant était inférieur à celui du Ghana, de la Somalie et du Kenya.
La Banque mondiale avait dit alors : « La Corée est si pauvre, elle accuse un retard tel que nous ne pouvons pas lui octroyer de prêt, car elle ne pourra jamais le rembourser ». Elle avait tort, bien entendu, mais c’est ce qu’elle avait dit.
L’année dernière, je me suis rendu en Tanzanie. Dans une salle de classe, j’ai posé une question que j’aime bien adresser aux enfants : « Que voulez-vous devenir quand vous serez grands ? » Deux élèves de la classe ont levé leur main et m’ont répondu : « Je veux être président de la Banque mondiale ».
Tout comme vous, les membres de mon équipe et les enseignants ont ri. Mais je les ai interrompus en disant : « en 1963, si le président de la Banque mondiale de l’époque, George Davis Woods, s’était rendu en Corée — une visite plausible pour aller déterminer si la Corée pouvait être admise à recevoir des prêts de la Banque — donc s’il s’était rendu en Corée et avait visité mon école maternelle, je doute qu’il y aurait vu ou aurait pu penser que l’un de ses successeurs s’y trouvait ».
Alors pouvons-nous le faire ? Pouvons-nous assurer l’égalité des chances pour tous ? Je pense pour ma part que si nous ne le faisons pas, nous aurons de sérieux problèmes. Il y a bien longtemps, 55 ans plus tôt, le président John F. Kennedy est venu à l’American University prononcer le discours de remise des diplômes au mois de juin, et a dit à cette occasion :
« Aucun problème de destinée humaine ne peut dépasser l’être humain. La raison et l’esprit humains ont souvent permis de résoudre des questions apparemment insolubles, et nous sommes convaincus qu’ils le peuvent encore. »
Il faisait alors référence au traité d’interdiction des essais nucléaires, mais je pense que la tâche qui nous incombe aujourd’hui est encore plus importante. Pouvons-nous assurer à tous, à chaque enfant sur la planète, une chance égale de devenir ce qu’il veut être ? Moi, je l’ai eue cette chance !
Et je pense sincèrement que chaque enfant mérite de l’avoir. Mais, à moins de mettre à profit les outils de la finance, nous n’y parviendrons pas. Auquel cas, cela deviendra votre problème, parce qu’un jeune d’Afrique ou du Moyen-Orient aux ambitions brisées ne va pas rester loin de vous. Nous ne le savons que trop bien. Le monde est tellement interconnecté qu’il vous faudra réfléchir aux perspectives qui s’offrent à lui, en même temps que vous examinerez les vôtres.
Je vous remercie de votre aimable attention.