DISCOURS ET TRANSCRIPTIONS

Moyen-Orient et Afrique du Nord : Un nouveau contrat social pour le développement

06 avril 2011


Robert B. Zoellick Peterson Institute

Tel que préparé pour l'allocution

Introduction : Qu’est-ce qui vient de se passer ?

Il arrive parfois qu’un événement ait une portée qui dépasse de beaucoup ses conséquences immédiates.

En décembre dernier, lorsque Mohamed Bouazizi s’est fait confisquer la balance qu’il avait sur son étal de fruits, en se faisant gifler par un policier devant une foule de badauds, et qu’il s’est fait ensuite rabrouer quand il est allé se plaindre aux autorités, cela l’a poussé, meurtri et à bout, à s’immoler par le feu sur la place publique.  L’éruption populaire que son acte désespéré a déclenchée s’est alors propagée comme une traînée de poudre au reste de la Tunisie et dans tout le Moyen-Orient.

Répercutée sur Facebook, Twitter et les autres médias sociaux, la nouvelle du décès de Mohamed Bouazizi a fini par faire basculer un régime qui, pendant des jours, n’avait pas trouvé d’autre mot que « l’incident » pour évoquer son sort tragique par la voie de ses organes officiels. Il s’est avéré que la Tunisie comptait par dizaines de milliers des cas similaires à celui de Mohamed Bouazizi. Et le fait est que l’on peut en trouver partout dans le monde, chaque fois que la pauvreté, l’exclusion sociale, la privation des droits civiques, ou l’absence du droit et la règle de l’arbitraire privent des hommes, des femmes et des enfants de toute opportunité, de tout espoir.

Mais les enseignements de ces événements de Tunisie et du Moyen-Orient débordent largement du cadre d’une région, d’un pays ou d’une place de marché. La mort d’un jeune marchand de fruits a des ramifications qui vont bien au-delà du séisme politique qui ébranle cette région. Il y a des leçons à en tirer pour cette région et pour le monde, pour les gouvernements et pour les organismes de développement, de même que pour la science économique.

Moderniser le multilatéralisme : Le monde arabe est-il différent ?

Depuis mon arrivée à la Banque mondiale, en 2007, j’ai fait valoir qu’il nous faut « moderniser le multilatéralisme ».

Cela signifie réformer les institutions internationales telles que le Groupe de la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, afin de mieux refléter les réalités inhérentes aux changements qui s’opèrent aujourd’hui dans les rapports de force économiques à l’échelle mondiale.

Il s’agit de pousser nos institutions à agir de manière plus rapide, plus souple, plus ouverte et plus attentive aux besoins de nos clients.

Cela signifie que l’on doit s’employer à résoudre les problèmes de façon pragmatique, et pas seulement traiter du problème des pauvres en tant qu’objets de politiques spécialisées.

Il s’agit de démocratiser l’économie du développement de sorte que chacun puisse jouer un rôle dans la conception, l’exécution et l’amélioration continuelle des solutions adoptées en matière de développement.

Cela signifie qu’il y a lieu de reconnaître que des organisations conçues avec des structures hiérarchiques du milieu du XXe siècle doivent désormais agir de manière souple et interconnectée au sein de structures de réseaux véritablement planétaires — des réseaux mettant en jeu aussi bien les États que des entreprises privées, des organes de la société civile, d’autres organismes internationaux et des instances parlementaires.

Il s’agit de ne pas permettre qu’un recours au soi-disant « multilatéralisme » serve d’excuse à l’absence d’action collective : à nous de faire en sorte que le multilatéralisme fonctionne de manière effective.

Et cela signifie reléguer dans l’histoire ancienne les vieilles appellations de « tiers monde », comme de « premier » ou « deuxième », en reconnaissant que les idées préconçues selon lesquelles le savoir et le pouvoir doivent se transmettre du Nord au Sud, d’Ouest en Est ou des riches aux pauvres n’ont plus cours.

Mais reléguer ces étiquettes surannées dans le passé ne revient pas à dire que tous les pays et toutes les régions sont identiques.

C’est précisément en étant conscients de ces différences que nous avons lancé, en 2007, l’Initiative en faveur du monde arabe, l’une des six orientations stratégiques définies alors pour la Banque mondiale. Certains se sont interrogés sur le pourquoi de cet axe stratégique.

Lors des Assemblées annuelles de 2007, j’ai déclaré : « … un des défis les plus déterminants qui se posent à nous à l’heure actuelle consiste à trouver le moyen d’aider ceux qui cherchent à promouvoir le développement et les opportunités au sein du monde arabe. Les pays dont je parle étaient jadis des centres d’échanges et de savoir, ce qui donne une idée des potentialités qui existent s’ils parviennent à surmonter les conflits et les facteurs faisant obstacle à la croissance et au développement social. En l’absence d’une croissance largement répartie, ces pays auront à affronter des tensions sociales et le problème posé par une vaste population de jeunes qui ne peuvent trouver d’emplois. »

Les raisons qu’il y avait de prêter particulièrement attention au monde arabe semblaient claires à l’époque, et elles paraissent évidentes à présent : son secteur pétrolier mis à part, la région est faiblement intégrée à l’économie mondiale. De toutes les régions en développement, c’est celle qui connaît le plus fort chômage, les pires taux de sous-emploi chez les individus les mieux instruits, et les plus faibles taux d’activité économique parmi les femmes.

Qu’ils soient pauvres ou plus aisés, les pays de la région souffrent d’un manque de diversification de leurs économies et d’une faible responsabilisation au niveau de leur sphère publique, et ils sont également victimes de la corruption et de conflits.

Leurs économies affichent un net déséquilibre dans le sens des exportations de pétrole et de produits de base. En 2008, les exportations de produits non pétroliers ne représentaient que 16 % du PIB dans cette région Moyen-Orient et Afrique du Nord, contre 44 % en Asie de l’Est.

Ce manque de diversification signifie que la région est dépourvue de secteurs manufacturiers ou de services dynamiques qui puissent générer des emplois aujourd’hui et à l’avenir.

Et comme l’investissement privé n’y représente en moyenne que 15 % du PIB environ, contre près de 25 % en Asie du Sud, le gonflement de sa population de jeunes n’a guère d’autres exutoires qu’un emploi dans le secteur public — mais les nouveaux postes y sont rares — ou la rue.

En dépit de cela, il y a eu des progrès. Des indicateurs tels que les niveaux de mortalité infantile, de santé maternelle, d’alphabétisation et d’espérance de vie se sont améliorés, et la part de la population ayant moins de 1,25 dollar par jour pour subsister a diminué.

Au niveau des économies, il y a eu des avancées en termes de résultats macroéconomiques. Un certain nombre de pays affichent des taux de croissance réguliers, quoiqu’insuffisants pour répondre à la demande d’emplois, et il y avait eu, avant la crise mondiale, quelques signes initiaux d’amélioration de l’investissement étranger.

Mais les institutions restent sclérosées, et le processus de modernisation a été trop partiel, et trop tributaire d’un petit nombre de pays réformateurs, pour prendre vraiment racine. Le fait que les efforts ont été menés du sommet vers la base ont empêché que le public soit associé au processus ou puisse faire part de ces griefs. Les formes traditionnelles de consultation des composantes de la société ont été mises sous l’éteignoir, et les élites au pouvoir ont fini par être isolées.

Que doit-on faire ? De la sphère politique à la sphère économique

Dans un discours prononcé l’année dernière, j’ai noté qu’il y a lieu de se demander ce que l’économie du développement nous a apporté, et si elle nous est utile.

J’ai insisté sur l’idée que nous devons faire de l’économie du développement un moyen pratique de venir en aide aux individus — qu’ils soient ministres, responsables politiques, dirigeants communautaires ou encore, cela va sans dire, vendeurs de fruits — et pas seulement quelque chose de théorique et abstrait. Une science économique en prise sur la réalité de la rue est une façon avisée de saisir l’économie de marché.

Cela vaut au Moyen-Orient peut-être plus que partout ailleurs.

Il y a deux semaines environ, nous avons organisé à la Banque mondiale une conférence afin d’inviter des groupes de jeunes et de femmes, et ceux qui sont des facteurs de changement, à faire entendre leur voix.

Qu’est-ce qu’ils veulent tous ?

Ils veulent qu’on leur donne une chance ; ils veulent la justice ; ils veulent un emploi.

Ils demandent des règles et des lois qui soient équitables, prévisibles et transparentes.

Ils veulent de quoi nourrir et abriter leur famille, de bonnes écoles pour leurs enfants, et des quartiers où vivre en sécurité.

Ils demandent des forces de police qui jouent un rôle de protecteurs et non pas de prédateurs, et des gouvernants en qui ils puissent avoir confiance.

Ils veulent que les notions de voix et de responsabilité soient une réalité — à l’échelon des villages, des villes et des quartiers.

Ils demandent à avoir leur mot à dire sur des services publics qui sont dénaturés au point de ne pas être à la disposition du public et de ne pas fournir de véritable service.

Ils veulent disposer d’informations, et avoir le droit de savoir et de participer.

Ils demandent un nouveau contrat social.

Ils réclament la dignité.

Ils réclament le respect.

Et pour les femmes, les attentes sont exactement les mêmes.

Certains dans cet auditoire diront : Oui, c’est peut-être là ce qu’ils veulent. Mais cela relève de la politique, pas de la science économique.

À cela je réponds ici même : Cela relève peut-être en partie de ce que l’on considère comme de la politique. Mais pour l’essentiel, cela correspond aussi à ce que l’on sait être une bonne approche de l’économie, une bonne façon de lutter contre la corruption, et une bonne manière d’assurer un développement solidaire et durable.

Pour une approche différente du développement : Un nouveau contrat social

Il y a 20 ans, la Banque mondiale ne parlait pas de corruption : pour notre personnel, il s’agissait du « mot commençant par c » ; pour nos actionnaires et notre Conseil, le sujet était par trop politique ; et nous pratiquions une sorte d’autocensure en le rayant de nos documents. Aujourd’hui, combattre la corruption fait partie essentielle des projets et programmes de la Banque mondiale. Nos actionnaires savent que la corruption est un boulet pour les économies, qu’elle fait payer un lourd tribut aux pauvres, et qu’elle tue dans l’œuf toute opportunité.

Il y a 18 ans, la Banque mondiale parlait rarement de parité hommes-femmes. Pour certains, c’était trop politique. Aujourd’hui, on sait que l’égalité entre hommes et femmes est une notion de bon sens au plan économique. On sait que les pays où il y a une plus grande égalité des sexes ont tendance à avoir des taux de pauvreté moins élevés, que les chances de survie d’un enfant sont 20 fois plus grandes si le revenu familial est entre les mains de la mère, que le simple fait de donner aux femmes plus de contrôle sur les facteurs de production agricole peut engendrer des gains de productivité allant jusqu’à 20 % dans certains pays.

Il y a dix ans, on commençait seulement à parler de transparence. Aujourd’hui, la Banque mondiale est la seule organisation multilatérale à être dotée d’une vaste politique de liberté de l’information : nous avons ouvert grand les portes de nos programmes de recherche et rendu publiques plus de 7 000 séries de données ; nous avons lancé un processus de conception d’applications logicielles et des concours à l’intention des concepteurs d’applications, pour que les chercheurs, professionnels et membres de la société civile puissent à partir de là effectuer leurs propres calculs — et vérifier indépendamment les nôtres.

Lutte contre la corruption, égalité hommes-femmes, transparence. Il est primordial pour le Groupe de la Banque mondiale de se lancer constamment des défis afin de rafraîchir sa façon d’appréhender le développement.

Il est primordial pour un multilatéralisme moderne d’être ouvert aux idées nouvelles.

Nous ne devons pas nous arrêter là.

On sait que le fait pour un pays de publier ou non ses statistiques économiques, d’assurer ou non l’indépendance de ses fonctions d’audit, et de rendre plus ou moins transparentes ses finances publiques est, à tous ces égards, quelque chose d’important.

Pour prendre le cas de l’Égypte, par exemple, on sait que beaucoup de statistiques économiques de base n’y sont même pas rendues publiques. Il y a quelques années, nous avons travaillé avec des réformateurs égyptiens à l’élaboration d’un texte de loi sur la liberté de l’information, mais ce texte a fini par se trouver englué dans les pesanteurs du système en place.

Le gouvernement de transition a maintenant ressuscité ce projet de loi. Et il veut que la Banque mondiale l’aide à instaurer un plus grand degré de transparence dans les recettes de son secteur des hydrocarbures.

En Tunisie, les autorités prennent actuellement des mesures pour recouvrer les avoirs volés, au plan interne et international, et pour renforcer la liberté d’association et l’accès à l’information.

On sait que la transparence des systèmes de passation des marchés publics a de l’importance, et que la façon dont un pays gère ce processus peut contrer la corruption, promouvoir la concurrence, générer des économies et entraîner de meilleurs services publics. Nous avons à présent collaboré avec 41 pays du monde entier en vue d’améliorer le degré de transparence, de compétitivité et d’efficacité de leurs dispositifs de passation des marchés publics.

Nous avons aussi travaillé aux côtés de 34 pays en vue d’améliorer l’accès à l’information publique pour leurs administrés.

Et notre Société financière internationale travaille aujourd’hui sur le dossier du gouvernement d’entreprise dans 64 pays et auprès de plus de 3 200 sociétés.

Ce ne sont pas là des considérations bassement techniques, qui constituent un luxe dont seuls les pays développés peuvent se prévaloir. Ce sont des aspects qui témoignent de la qualité de la gouvernance, qui permettent d’améliorer les politiques publiques, et qui sont un signe d’intégrité. Ils constituent une marque de respect pour le public, et font de la détention d’une charge publique un devoir. Ils peuvent sembler être de nature politique, mais ce sont assurément des notions économiques.

Tout cela s’inscrit dans la théorie des choix publics.  Pour les auteurs de cette théorie, nous devons veiller à considérer la façon dont les États fonctionnent effectivement, au lieu de la façon dont on aimerait qu’ils fonctionnent.  Les tenants de cette théorie ont préconisé l’établissement de meilleures incitations et opportunités pour que les administrés puissent exercer un contrôle plus effectif sur leurs gouvernants,  et ils ont raison.

De l’importance des institutions

Les événements qui se déroulent actuellement au Moyen-Orient sont en soi mémorables, mais ils ne sont pas sans rappeler le passé.

L’humiliation subie par un vendeur de fruits tunisien n’est pas sans rappeler les menaces et pressions qu’avait connues en 1989 un pasteur d’origine hongroise en Roumanie. Les manifestations d’alors s’étaient muées en soulèvement sanglant qui avait mis fin à 22 années de régime dictatorial de Nicolae Ceausescu, tout comme celles de Tunisie ont mis fin à l’ère Ben Ali.

Mais si l’étincelle a peut-être été analogue dans les deux cas, le cours qu’est amenée à suivre une explosion révolutionnaire est impossible à prédire.

On ne sait pas encore si 2011 est similaire à 1989, 1979, 1968, 1848 ou une autre année.

Mais on sait, et c’est ce que souligne notre Rapport sur le développement dans le monde qui doit paraître la semaine prochaine sur le thème « Conflits, sécurité et développement », qu’il est capital de renforcer les institutions légitimes et la gouvernance dans une optique de sécurité, de justice et d’accès à l’emploi pour les citoyens, afin d’éviter des cycles incessants d’instabilité et de violence.

L’héroïsme d’individus ne suffit pas ; une réforme des bureaucraties ne suffit pas. Ce qui compte, c’est la participation des citoyens, ainsi qu’un flux de communication limpide entre la société et ses gouvernants.

La Banque mondiale se donne de travailler aux côtés des pays de la région et du monde entier pour les aider à renforcer leur niveau d’efficacité et de responsabilité. Nous rencontrerons plus ou moins de succès selon que leurs dirigeants seront plus ou moins prêts à abandonner de leurs prérogatives de direction et de commandement pour tendre vers plus d’ouverture.

À partir du moment où les pays ouvriront la voie à ce que le secteur privé ait toutes ses chances, où ils mettront fin aux situations d’oligarchies et d’oligopoles, où ils tableront sur les forces vives de leur société, et où ils respecteront les choix publics, il y aura moyen d’accomplir énormément.

Et aucun pays ne pourra réaliser pleinement son potentiel s’il ne tient pas compte des capacités de la moitié de sa population, c’est-à-dire sa population féminine.

Le message que nous adressons à nos clients, quel que soit leur régime politique, est qu’il n’y a pas moyen pour eux d’assurer leur développement sans une bonne gouvernance et sans la participation de leurs citoyens.

Nous nous donnons d’encourager les gouvernements à publier leurs données, à adopter des textes de loi sur la liberté de l’information, à assurer la transparence de leurs procédures budgétaires et de passation des marchés, à se doter de fonctions d’audit indépendant, et à promouvoir des réformes de leurs systèmes de justice.

Nous n’accorderons pas de prêts directs en matière de soutien budgétaire dans les pays qui ne publient pas les données sur leurs budgets ou, dans des cas exceptionnels, qui ne s’engagent pas au moins à le faire dans un délai de 12 mois.

Nous entendons disséminer les exemples de réussites que d’autres pays en développement ont obtenues en instituant une meilleure gouvernance et en assurant une plus grande participation de leur population.

Au Mexique, un groupe de six organisations non gouvernementales avait découvert, en invoquant un texte de loi sur le droit à l’information, que la réaffectation arbitraire de certains fonds publics avait retiré un montant équivalant à 3 millions de dollars à un programme de lutte contre le sida. Quand certains éléments réformateurs au pouvoir ont eu vent de cette découverte, cela a entraîné à brève échéance l’adoption de mécanismes de responsabilisation formels, et notamment des audits périodiques des affectations de crédits budgétaires.

En Afrique du Sud, un institut géré par l’Université de Rhodes, le Public Service Accountability Monitor, travaille en collaboration avec les institutions supérieures de contrôle des finances publiques pour améliorer, au nom de la transparence, l’application des réglementations dans ce domaine, contribuant ainsi à de meilleures prestations de services publics.

De l’importance des citoyens

Les institutions comptent, mais il en est de même des citoyens.

Une société civile solidement établie peut exercer un contrôle sur les budgets, demander et publier des informations, mettre en cause les lourdeurs bureaucratiques, protéger les biens privés, et assurer un suivi sur les prestations de services publics. La société civile peut insister pour que les droits des citoyens soient respectés, et elle est en mesure d’assumer elle-même des responsabilités.

Une opinion publique disposant de moyens est le fondement même d’une société plus solide, d’un système de gouvernement plus effectif et d’un État plus prospère.

On en a la preuve si l’on considère les investissements entrepris dans le monde en matière de développement communautaire, qui octroient directement des fonds aux communautés locales pour qu’elles puissent fixer leurs propres priorités, superviser leurs propres projets et contrôler leurs propres deniers. L’autonomisation des individus n’est certes pas parfaite, mais elle peut avoir d’importants impacts.  Au cours des dix dernières années, la Banque mondiale est venue en aide à des dizaines de milliers de villages et de quartiers dans le cadre de projets de développement communautaire couvrant plus de 100 pays.

On en a vu les effets en Ouganda, lorsque les budgets d’éducation locaux ont été affichés sur les portes des établissements scolaires pour permettre aux parents de vérifier si les manuels avaient effectivement été fournis ou les enseignants étaient bien en poste — et les résultats scolaires se sont améliorés.

En Chine, l’approche dite de « consultation délibérative » a été employée dans les zones rurales pour sonder les communautés sur des questions telles que la tarification de l’eau ou de l’électricité, ou la relocalisation d’exploitants. Certains responsables chinois ont également institué des sondages pour évaluer les performances. La Banque finance actuellement un projet de lutte contre la pauvreté dans 70 villages défavorisés de Chine en faisant appel à certains aspects du développement communautaire pour favoriser des processus collectifs de prise de décision, de gestion et de suivi du développement local.

Grâce aux nouvelles technologies, on est en mesure d’obtenir en temps réel un retour d’information sur mesure et plus effectif.

Prenez l’exemple du Sénégal, où un programme communautaire prévoit de surveiller l’état nutritionnel des enfants par le biais de messages textes contenant des données sur leur poids et leur santé en général.

On peut également citer le cas du service Ushahidi (terme qui signifie « témoignage »), qui a vu le jour au Kenya à l’initiative de jeunes Africains mais qui constitue aujourd’hui un phénomène de notoriété mondiale. Il s’agit d’une plateforme internet de type open source et d’accès libre qui permet à des utilisateurs du monde entier de soumettre diverses sortes d’informations, d’images numérisées et d’enregistrements vidéo au moyen de téléphones portables ou intelligents de type SMS, ou directement sur le site.

Initialement créé dans le but de couvrir, de suivre et de répondre aux événements intervenus en 2008 au Kenya après les dernières élections, le site a pris de l’ampleur et permis à des utilisateurs du monde entier de suivre, par exemple, l’évolution de l’épidémie de grippe porcine ou les opérations de secours d’urgence entreprises à la suite des séismes qui ont frappé le Chili et Haïti.

La Banque mondiale soutient actuellement des initiatives analogues dans l’optique d’un renforcement de la responsabilité sociale.

En Afrique, nous jouons ainsi un rôle catalyseur pour l’établissement dans les pays de coalitions réunissant les organes de la société civile, les pouvoirs publics et les entreprises du secteur privé en vue de promouvoir la transparence et de suivre l’attribution et l’exécution des marchés publics — notamment pour les contrats de concession dans le secteur des industries extractives.

Dans le cadre de notre programme de « Cartographie des résultats », nous visons à aller au devant des bénéficiaires de nos projets au moyen des systèmes de téléphonie mobile et autres technologies portables afin d’obtenir leurs réactions et de pouvoir ainsi vérifier avec eux les résultats concrets de notre action — et d’y apporter des améliorations.

Nous travaillons en outre au côté d’ANSA, le Réseau affilié pour la responsabilité sociale, notamment pour contribuer à lancer et soutenir un nouveau réseau ANSA pour le monde arabe. Réunissant des professionnels des questions de gouvernance et de responsabilité sociale participatives à l’échelon de cette région, ce réseau doit voir le jour cette année.

Un multilatéralisme moderne se doit d’évoluer

En 1944, la Banque mondiale a été créée par des pays pour accorder des prêts à des pays.

En 1956, nos actionnaires ont établi la Société financière internationale, ou IFC, pour réaliser des investissements au niveau du secteur privé.

Le moment est peut-être venu à présent d’investir dans le secteur privé à but non lucratif — soit au niveau de la société civile — en vue de contribuer à renforcer les capacités des organisations actives dans les domaines de la transparence, de la responsabilité et de la prestation de services publics.

Notre propre Stratégie pour la promotion de la gouvernance et la lutte contre la corruption, mise en œuvre avec l’appui de notre Conseil, met en relief l’importance qu’il y a à développer notre action au côté de citoyens engagés, notamment en renforçant la transparence, la participation et le suivi par des tierces parties de nos projets.

Un récent examen de l’action du Fonds japonais de développement social administré par la Banque mondiale a conclu que les projets donnaient de meilleurs résultats lorsque des organisations de la société civile, ou OSC, y étaient associées. Des études indépendantes ont montré que lorsque les OSC prennent part à la conception, au travail de suivi-évaluation et à la gestion des services publics, les budgets sont utilisés à meilleur escient, les services répondent mieux aux besoins, et le niveau de corruption est moins élevé.

Nous collaborons déjà avec la société civile et les populations bénéficiaires dans plus de la moitié des nouveaux projets que nous lançons.

Mais pour être des participants effectifs, les organes de la société civile doivent renforcer leurs propres capacités. Au Royaume-Uni, le Governance and Transparency Fund a joué un rôle pionnier pour ce qui est d’offrir l’appui du secteur public à cet égard.

Dans ce contexte, je suggère que le moment est venu pour la Banque mondiale d’examiner, avec les membres de son Conseil et ses actionnaires, s’il n’y a pas lieu d’établir de nouveaux moyens ou mécanismes qui puissent mobiliser l’appui de pays, de fondations et d’autres entités en vue de renforcer les capacités des OSC actives dans le domaine de la transparence et de la responsabilité des prestations de services publics. Nous pourrions donner la priorité aux pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, ainsi qu’à ceux d’Afrique subsaharienne. On pourrait soutenir cette initiative par un apport de capital initial, ainsi que par des activités d’échange de savoir et de recherche destinées à établir un environnement plus porteur pour la responsabilité sociale.

Cela est-il trop politique ?

D’une manière ou d’une autre, un multilatéralisme moderne doit reconnaître que des investissements au niveau de la société civile et en matière de responsabilité sociale compteront autant, pour le processus de développement au Moyen-Orient et au-delà, que des investissements en infrastructure ou au niveau d’entreprises, d’usines et d’exploitations agricoles.

Des emplois, encore et toujours plus

Des institutions légitimes et des citoyens capables et engagés peuvent faire une grosse différence. Mais les citoyens auront toujours besoin d’emplois.

Au Moyen-Orient, les régimes en place ont cherché à mettre l’étouffoir sur la hausse du chômage par un mélange de mesures de répression politique, de création d’emplois dans le secteur public, et de subventions sur les carburants ainsi que les produits alimentaires et de première nécessité.

Cela a permis de gagner du temps, mais guère autre chose.

À la fois coûteuses et inefficaces, ces mesures ont renforcé le népotisme au lieu de répondre aux besoins, encouragé le copinage au lieu de soutenir la concurrence, et attisé la corruption au lieu de stimuler le capitalisme.

Selon les estimations de l’Organisation internationale du travail, le taux de chômage chez les 15-24 ans au Moyen-Orient est de 25 %. Une enquête que nous avons menée auprès de 1 500 jeunes a fait ressortir, sur la base de ceux qui se déclarent chômeurs ou se considèrent comme tels, un taux encore plus élevé, de 35 à 40 %. En Égypte et en Jordanie, les jeunes femmes doivent faire face à un chômage de l’ordre de 40 %.

Selon les estimations, le coût d’opportunité direct du non-emploi des jeunes dans le monde arabe atteindrait jusqu’à 50 milliards de dollars par an.

Les pays du Moyen-Orient font aujourd’hui face à d’énormes attentes des jeunes au sein de leur population : ils veulent des emplois, et maintenant. Le fait de ne pas agir présente des risques, mais il en sera de même s’ils n’agissent pas comme il faut.

La réforme des politiques revêtira autant d’importance que l’aspect monétaire.

Mais des réformes politiques doivent s’appuyer sur un processus de concertation large et dont nul ne soit exclu — à commencer par les groupes de jeunes directement intéressés. Et ces réformes doivent être menées de façon transparente et rapide.

Les décideurs doivent faire un effort de réflexion sur le court, le moyen et le long terme, et ce de manière intégrée.

Sur le court terme, il faudra peut-être accorder la priorité aux mesures à effet rapide, pour assurer un regain de confiance et une adhésion au plan politique.

Il pourra s’agir de projets de courte durée et à haute intensité de main-d’œuvre, ce qui n’implique pas nécessairement un secteur public plus pléthorique. Cela ne doit pas se traduire par des créations d’emplois de nature à compromettre les perspectives d’emploi à moyen ou long terme dans le secteur privé.

En 2009, la Banque mondiale a passé en revue une série de projets à haute intensité de main-d’œuvre menés sur une période de 20 ans dans 43 pays à revenu faible ou intermédiaire. Il en ressort que des programmes bien gérés, assortis de salaires n’ayant pas pour effet de décourager l’emploi dans le secteur privé, peuvent venir en aide aux groupes de population pauvres et vulnérables.

Au Libéria, un plan d’emploi d’urgence a créé 90 000 nouveaux emplois en deux ans. En Afghanistan, le programme national d’accès rural s’est traduit par 12,4 millions de journées de travail pour la construction ou la remise en état de 10 000 kilomètres de routes. Dans un cas comme dans l’autre, cela a permis de stabiliser rapidement des situations qui étaient précaires.

La Tunisie, la Jordanie et le Liban ont en place des programmes de services destinés aux jeunes qui pourraient être poursuivis sur une plus grande échelle — par exemple, en faisant appel aux diplômés de l’université pour enseigner dans les communautés défavorisées.

Les mesures à effet rapide peuvent aussi consister pour les autorités à adresser dès le départ des signaux au secteur privé pour faire preuve de l’engagement qui est le leur vis-à-vis de l’entreprenariat, des petites entreprises et des investisseurs.

Des mesures telles qu’une réduction des formalités administratives, un raccourcissement des procédures d’octroi de licences, une réforme des lois sur les faillites ou un assouplissement des impératifs réglementaires pourraient constituer des signaux dans le sens de ce type de transformation. Doit-on rappeler ici les vicissitudes de ce jeune vendeur de fruits tunisien qui essayait de gagner sa vie sans permis officiels, en devant constamment se battre sur l’emplacement de son étal et subir les brimades et tracasseries de petits fonctionnaires ? Les dirigeants de la région feraient bien de s’en souvenir également.

Et s’ils prennent l’initiative de ces réformes, le Groupe de la Banque mondiale et certains autres de leurs partenaires pourront donner plus d’ampleur aux avancées futures en encourageant la réalisation d’investissements de premier plan. La Corée était au début des années 60 dans une situation similaire. Comme elle l’a fait à l’époque, les pays du Moyen-Orient ont aujourd’hui besoin de favoriser une expansion rapide de leurs exportations à forte intensité de main-d’œuvre.

Les mesures à effet rapide sont par nature axées sur le court terme. Mais le Moyen-Orient fait face à un problème d’emploi sur le long terme.

Au cours des dix années qui viennent, cette région va devoir créer au moins 40 millions d’emplois.

Dans un ouvrage publié ici même en 2007 par le Peterson Institute sous le titre The Arab Economies in a Changing World, Marcus Noland et Howard Pack ont décrit certaines des mesures qui s’imposent à cet égard.

Pour créer des emplois, accroître leur productivité et mieux s’intégrer à l’économie mondiale, les pays vont devoir être prêts à importer du savoir-faire, des technologies ainsi que des systèmes logistiques et manufacturiers, que ce soit par le biais d’investissements étrangers, d’accords de licences ou d’autres formes de liens commerciaux permettant de surmonter leur insularité.

L’évolution des circonstances pourrait donner un nouvel élan à la réduction des obstacles au processus d’intégration régionale, qui est nettement en retard par rapport à ce qu’il est dans d’autres parties du monde.

L’effort d’éducation devra correspondre aux emplois. L’enseignement technique peut accélérer le rythme de l’absorption d’idées et de meilleures pratiques.

En mettant en place les mesures d’incitation voulues, les politiques publiques peuvent permettre une action à l’échelon du secteur privé. L’IFC a ainsi entrepris le lancement d’un nouveau programme d’investissement appelé Éducation pour l’emploi, ou e4e, qui a pour but de promouvoir les partenariats public-privé pour répondre aux besoins de formation technique et professionnels basés sur la demande.

Les choix que feront les pays au plan économique seront capitaux. Le Viet Nam et l’Algérie sont tous deux d’anciennes colonies françaises qui ont subi des années de conflits civils. Le Viet Nam a pris l’initiative de saisir les occasions qui s’offraient à lui pour ouvrir son économie aux technologies et marchés étrangers, en s’inspirant du modèle d’autres pays d’Asie. Les modèles de réussite existant dans certains pays arabes donneront exemple à d’autres. Les chemins pouvant mener à la prospérité sont nombreux ; l’important est d’en suivre un. Si l’on n’agit pas, on n’aboutira nulle part.

Et des filets de sécurité

Le fait est que l’offre d’emplois va être limitée sur le court terme, tandis que les considérations politiques ne manqueront pas.

On sait qu’à terme, le meilleur filet de sécurité est un emploi.

Mais à court terme, le meilleur filet de sécurité est un filet de sécurité qui fonctionne, de manière effective, efficace et sans paralyser l’économie,

La hausse des prix des produits alimentaires et des carburants, conjuguée à la montée du chômage et aux pressions politiques, amènera les dirigeants à être tentés de favoriser le recours généralisé aux subventions plutôt que la pratique des transferts ciblés.

Or, dans beaucoup de pays où tant de ménages vivent de façon précaire à la limite du seuil de pauvreté, ce sont les pauvres et les vulnérables qui ont le plus besoin de protection.

L’action que la Banque mène à Djibouti porte de ce fait sur des programmes de protection-travail qui se situent dans une perspective d’amélioration de la nutrition, ainsi que sur un effort de développement communautaire en réponse aux demandes des habitants. En Jordanie et pour les Palestiniens, elle vise à renforcer les dispositifs de protection sociale comme moyen de préparation à des temps difficiles. Au Liban et en Jordanie, elle tend à améliorer le niveau de transparence et d’information par le biais de registres centraux de bénéficiaires. C’est là un début, et une base sur laquelle on peut prendre appui. Dans le cas de l’Égypte, elle a grandement besoin de consolider ses programmes de protection sociale actuellement fragmentés pour pouvoir atteindre les groupes de population vulnérables.

Information, communautés, citoyens, participation : la boucle est bouclée.

Conclusion : Quels enseignements retenir pour l’avenir ?

Rares sont ceux qui pourraient affirmer avoir prédit ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Nous devons prendre garde aux suppositions que nous formons sur la façon dont la situation pourrait évoluer. Il convient d’aborder le dossier du développement avec la même humilité.

Au lieu de se contenter de parler de ce que l’on sait, il y a lieu de se préoccuper de ce que l’on ne sait pas.

Au lieu de se concentrer sur ce que l’on a fait correctement, il conviendrait de se soucier des erreurs commises, de ce que l’on a manqué, des occasions où l’on n’a pas élevé suffisamment la voix, des cas où l’on a pratiqué l’autocensure — vis-à-vis des citoyens du monde et de leurs opinions, certainement, mais aussi vis-à-vis de nous-mêmes.

La politique et la science économique sont différentes, mais elles sont aussi passablement identiques à bien des égards. Si l’on parle de personnes, d’incitations, de psychologie, de nature humaine, de gouvernance, de choix, de résultats, de responsabilité, de transparence, de sécurité, de genre, de participation ou de voix, s’agit-il de notions politiques ou économiques — ou, peut-être, des deux ?

Cette année sera-t-elle comme 1848, 1968, 1979, ou 1989 ? Ou sera-t-elle tout simplement 2011, l’année où l’on a découvert que la participation citoyenne compte pour le développement et que, outre les régimes, quelque chose de plus a changé ?

Api
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