Les taux d’activité féminine dans les pays arabes sont les plus bas au monde, malgré l’augmentation du niveau d’études des femmes en âge de travailler. De fait, pour ce qui est du degré d’instruction, les jeunes femmes du monde arabe surpassent même les jeunes hommes, ce qui n’est pas sans susciter d’inquiétudes sur la situation de ces derniers. Remédier à la sous-représentation des femmes arabes dans la population active et redonner aux jeunes hommes la motivation nécessaire pour s’instruire sont deux impératifs sociaux et économiques.
L’histoire a montré que des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Norvège ou le Japon, après avoir pris conscience du potentiel que représente l’entrée des femmes dans la vie active, en ont tiré de grands bénéfices en termes de création de richesses et de partage des opportunités. Les transformations du marché du travail sont souvent nées de grands mouvements sociaux, à l’image de ceux de 2011, au début du Printemps arabe, et de ce qui se produit aujourd’hui au Soudan, en Algérie et en Égypte. Dans tous ces pays, hommes et femmes ont manifesté main dans la main pour réclamer davantage de libertés sociales et économiques.
Pour libérer le potentiel des femmes arabes, il est nécessaire d’agir sur trois grands leviers.
Premièrement, les pays doivent modifier les lois et règlements qui entravent la participation des femmes à la vie active ainsi que l’exercice de leurs droits économiques fondamentaux. Au cours des dernières décennies, certains pays arabes ont fait de grands progrès en adoptant des législations qui allaient à contre-courant des normes sociales et ébranlaient des siècles d’obstacles juridiques aux droits des femmes. Ainsi, dès 1956, le Code tunisien du statut personnel accordait aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes dans tous les domaines de la vie civile et publique. Plusieurs autres pays en ont fait de même, y compris l’Arabie Saoudite qui a récemment autorisé les femmes à conduire et à voyager plus librement. Mais il reste encore beaucoup à faire, notamment pour modifier les lois sur l’héritage qui, dans leur état actuel, compromettent l’accès des femmes au capital et à l’entrepreneuriat. De telles évolutions sont urgentes, car les lois servent souvent de prétexte à la discrimination à l’égard des femmes, en particulier dans les régions reculées. Toutefois, changer les lois n’entraîne pas automatiquement un changement immédiat des comportements.
En effet, même après l’adoption de réformes, les femmes ne trouvent que peu de possibilités d’emploi dans le secteur formel, y compris les plus diplômées d’entre elles, car la hausse des niveaux d’endettement et une croissance en berne diminuent aujourd’hui le nombre d’emplois publics. Le moteur historique du développement de la région, à savoir les dépenses publiques, a atteint ses limites.
De ce fait, la plupart des possibilités d’emploi pour les femmes dépendent du secteur informel, considéré comme peu sûr et n’offrant que très peu de protection sociale. En outre, la médiocrité des transports publics constitue un obstacle majeur à la liberté de circulation des femmes. L’application de règles de sécurité et de mesures de lutte contre le harcèlement pour protéger les femmes doit devenir une priorité nationale dans les pays arabes.
Deuxièmement, les pays doivent favoriser une concurrence loyale sur les marchés. Même si la concurrence n’est pas directement liée à la discrimination envers les femmes, elle est révélatrice d’un défaut fondamental des économies arabes : leur incapacité à créer de bons emplois et à intégrer les femmes à leur population active, en raison d’obstacles presque infranchissables à l’entrée ou à la sortie de marchés essentiels. C’est ce que les économistes appellent le manque de contestabilité des marchés, parce que ces économies ont favorisé les entreprises en place, qu’elles soient publiques ou privées. Et le manque de contestabilité aboutit au clientélisme et à ce qui s’apparente à la recherche de rente, des pratiques qui ne privilégient ni le talent ni l’investissement, notamment dans la recherche et le développement.
Afin que la demande pour cette main-d’œuvre féminine de plus en plus qualifiée augmente, la barrière des intérêts particuliers encore solidement ancrée dans les pays arabes doit être abattue. Concrètement, cette opération de démolition pourrait se traduire par la création et le renforcement d’organismes de régulation pour soutenir une juste concurrence. En effet, une réglementation indépendante des intérêts en place, favorisant la concurrence et combattant les pratiques déloyales, pourrait contrecarrer la perpétuation des oligarchies. Elle pourrait ainsi empêcher que quelques puissants s’arrogent le contrôle des tentatives de libéralisation, ce qui fait souvent naître un rejet de l’idée même de réforme parmi les citoyens.
Les institutions financières internationales, les pays bailleurs de fonds et les autres partenaires du développement ont la capacité d’aider les pays arabes, non seulement en soutenant les changements législatifs et réglementaires, mais aussi en les assistant dans la modernisation et la numérisation de leurs économies. Il conviendrait qu’ils parlent d’une même voix pour faire progresser la contestabilité et la création d’organismes locaux indépendants, et ce afin de promouvoir la concurrence comme un outil nécessaire pour bâtir des sociétés plus inclusives. Pour que les pays progressent dans ce domaine, les partenaires pourraient subordonner leur assistance à des mesures en faveur de la concurrence et fournir une expertise technique pour la mise sur pied d’organismes de réglementation nationaux et régionaux, compétents et indépendants.
Troisièmement, les pays doivent recourir davantage à la technologie pour libérer le potentiel des jeunes femmes comme des jeunes hommes. L’économie numérique permet de créer des plateformes offrant de nouvelles solutions éducatives, de transport et d’accès aux financements, y compris pour les femmes. En outre, elle favorise des modalités de travail plus flexibles, depuis n’importe quel endroit et notamment depuis les régions où les possibilités d’emploi sont très limitées.
Cependant, l’économie numérique n’en est qu’à ses balbutiements et les jeunes se heurtent à des difficultés pour faire un usage productif des technologies. Pour permettre à leur jeunesse d’investir l’économie digitale, les pays arabes doivent créer des réseaux internet à haut débit pour couvrir toutes les régions, y compris celles dont le développement économique est à la traîne. Le modèle de l’Inde pourrait utilement être appliqué dans ces régions : là-bas, l’accès à internet est offert gratuitement pendant un certain temps pour ancrer ses effets bénéfiques sur l’économie et la création d’emplois. Enfin, les pays arabes doivent mettre en place une infrastructure et un cadre réglementaire permettant le transfert électronique d’argent via la téléphonie mobile et internet.
Les pays arabes vivent actuellement de profondes transitions sociales et économiques. L’autonomisation des femmes est au cœur de ces évolutions et, pour la concrétiser, ces pays doivent s’impliquer sans réserve pour actionner les leviers de la loi et de la réglementation, de la concurrence et de la technologie.
Ferid Belhaj est le vice-président de la Banque mondiale pour la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord
Rabah Arezki est l’économiste en chef de la Banque mondiale pour la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord