Par : Maitreyi Bordia Das, Sabina Anne Espinoza, Ede Jorge Ijjasz-Vasquez, Narae Choi et Sonya M. Sultan
Rehana a 21 ans1. Elle a quitté son village à côté de Rangpur pour s’installer à Dacca il y a trois ans parce que sa cousine, ouvrière dans une usine textile, lui avait dit qu’il était facile de trouver un travail en ville. Rehana enviait la confiance en soi de sa parente, son indépendance et la manière dont elle était considérée depuis qu’elle aidait financièrement sa famille. Handicapée depuis un accident, elle a des difficultés pour se déplacer. À Dacca, un monde nouveau s’est ouvert devant elle. Elle y a trouvé des amis, un revenu régulier et une nouvelle confiance en elle. Rehana a commencé à économiser en vue de son mariage et à envoyer de l’argent à sa famille restée au village. Elle rêvait même de créer un jour sa propre petite entreprise.
C’est alors qu’est arrivée la pandémie de COVID-19, frappant de plein fouet le secteur de l'habillement (a) au Bangladesh. Le flux de commandes s’est tari. Les stocks s’entassaient. Rehana et plusieurs autres jeunes femmes ont été licenciées. Elle est repartie dans son village, ne sachant pas ce que l’avenir lui réserverait.
Le cas de Rehana n’est pas isolé, à l’heure où le monde entier se débat face à une crise sans précédent. L’enjeu d’une « reprise inclusive » s’est imposé dans la réponse d’urgence à la pandémie : des décideurs politiques aux acteurs non étatiques en passant par les organismes internationaux, tous se préoccupent de prendre les bonnes mesures pour l’avenir. Il a beaucoup été question des conséquences de la pandémie pour les pauvres, les plus durement touchés. Selon les dernières projections de la Banque mondiale, la crise va entraîner entre 73 et 117 millions de personnes dans l’extrême pauvreté. En effet, les ménages pauvres ont moins de possibilités d’accès aux services de santé, d’eau et d’assainissement. En général, les travailleurs pauvres n'ont aucune couverture sociale, sont employés à des tâches incompatibles avec le télétravail et risquent plus que les autres d’être licenciés. Ils ne disposent pas non plus d’un accès suffisant à l'information et aux technologies numériques, ce qui freine les possibilités d'apprentissage en ligne.
Cependant, une reprise inclusive va au-delà de la protection des pauvres ou de ceux qui risquent de tomber dans la pauvreté, même si c’est un sujet essentiel. Assurer une reprise inclusive, c’est s’attaquer à l’exclusion et aux inégalités systémiques et tenaces que la COVID-19 a mises à nu. Quel que soit leur niveau de revenu, les personnes âgées et celles souffrant de certains handicaps (a), par exemple, ont plus de risques de contracter le virus. Dans les familles pauvres comme dans les autres, les femmes sont victimes d’une montée des violences domestiques (a), qui frappe aussi de manière disproportionnée les enfants, et elles ont plus difficilement accès aux services de santé reproductive. Aux États-Unis, les taux d’hospitalisation et de décès liés à la COVID-19 sont plus élevés chez les Amérindiens ou les peuples autochtones d’Alaska, les Afro-Américains et les Hispaniques (a). De même, beaucoup de personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI) sont depuis longtemps en butte à la stigmatisation et à des difficultés d’accès aux services de santé essentiels, et la COVID-19 a encore aggravé leur situation (a).
Un récent rapport de la Banque mondiale a montré combien l'exclusion est coûteuse pour les sociétés et les économies. À l'échelle individuelle, ce coût est synonyme de niveaux d’instruction moins élevés, de problèmes de santé mentale et physique accrus, et de pertes de rémunération et de revenus durant toute la vie. À l’échelle nationale, le coût économique de l'exclusion se traduit par un manque à gagner en termes de PIB et de capital humain. La perte mondiale de richesse en capital humain due aux inégalités entre hommes et femmes est estimée à 160 000 milliards de dollars (a). Le Fonds monétaire international (FMI) a démontré que cette inégalité nuit à la croissance à moyen et long terme (a). Enfin, les griefs accumulés par ceux qui ont été laissés pour compte peuvent conduire à des tensions et des conflits, avec des coûts sociaux et économiques importants à long terme. C'est pourquoi les contours d'une reprise inclusive doivent faire l'objet d'une réflexion approfondie et d'une attention particulière. Voici six aspects à prendre en compte.
1. En premier lieu, nous devons cerner les inégalités systémiques et tenaces, et savoir qui est exclu, comment et pourquoi. De nombreuses distorsions dans les sociétés et les économies du monde entier étaient déjà visibles avant la pandémie. Depuis, ces inégalités existantes ont été exacerbées. Ainsi dans certains pays européens, les communautés roms ont été prises comme boucs émissaires et stigmatisées en tant que vecteurs d'infection (a). Aux États-Unis, selon une étude du Pew Research Center, environ 40 % des adultes afro-américains et asiatiques déclarent que leurs concitoyens semblaient « mal à l'aise à leurs côtés » (a) en raison de leur origine ethnique depuis le déclenchement de la pandémie. Une progression de la xénophobie (a) a aussi été observée. La stigmatisation des personnes victimes de la COVID-19 s'est également répandue dans toute l'Afrique subsaharienne (a), décourageant les malades de se faire soigner et conduisant à l'ostracisation des survivants. Les efforts visant à garantir une reprise inclusive devront tenir compte en amont de ces inégalités structurelles et des processus par lesquels les groupes historiquement exclus sont encore plus marginalisés.
Revenons à Rehana. Qui est-elle ? Que font les membres de sa famille ? Combien gagnent-ils ? Dans quelle mesure le handicap de Rehana affecte-t-il son accès aux services offerts par le gouvernement ? Nous avons déjà mis en évidence que la première étape vers l'inclusion consiste à poser les bonnes questions (a). Cela s'applique aussi aux enjeux d’une reprise sans exclus. Nous devons répondre à des questions telles que celles-ci : quelles sont les personnes les plus exposées ? Où vivent-elles ? Quels sont leurs emplois et leurs conditions de vie ? En quoi sont-elles plus susceptibles d'être touchées ? Pourquoi le sont-elles davantage, et quels sont leurs besoins et leurs souhaits pour faire face à la situation ? Ces questions peuvent paraître simples, mais elles sont en fait la clé pour aboutir à un ciblage efficace et à une intervention appropriée, et pour évaluer si les mesures prises ont réellement été inclusives. Par exemple, le Rwanda a investi dans la technologie (a) pour collecter des données et des informations, ainsi que dans son propre système d'identification des groupes vulnérables, grâce à un projet communautaire appelé Ubudehe (a). De cette façon, les autorités locales peuvent savoir qui risque d'être exclu des campagnes de tests et de traçage, et de quelle manière.
2. Nous devons être attentifs aux nouvelles formes d'exclusion qui mettent en péril les avancées. Pour comprendre qui est affecté et comment, nous devons suivre attentivement les effets de la pandémie sur les groupes actuellement exclus, tout en intégrant le risque de nouvelles formes d'exclusion. Par exemple, Rehana était devenue une incarnation de la mobilité sociale grâce à une industrie textile qui fait désormais la réputation du Bangladesh. Alors qu'elle avait pu surmonter nombre de ses limitations fonctionnelles, une fois retournée dans son village, Rehana connaîtra à nouveau non seulement une probable pauvreté, mais aussi la stigmatisation dont est victime une personne handicapée. La Banque mondiale a récemment attiré l'attention sur les « nouveaux pauvres » (a), décrits comme « plus susceptibles de vivre dans des zones urbaines, dans des logements avec un meilleur accès aux infrastructures et de posséder un peu plus de biens élémentaires que ceux qui vivaient déjà dans la pauvreté en 2019 et 2020 ». Ils sont aussi en général plus instruits que les personnes en situation de pauvreté chronique. Enfin, et alors que la mise au point d'un vaccin contre la COVID-19 progresse, nous pouvons craindre que sa distribution soit rationnée. Dans ce cas, les gouvernements devront veiller à ce que l'offre de vaccins ne soit pas accaparée par les élites.
3. Nous avons besoin d'investissements solides dans les données et les analyses. Le cas de Rehana est emblématique des groupes marginalisés qui sont souvent invisibles, mais qui se heurtent à des difficultés similaires dans la vie. Nous ne savons pas où ils vivent ni comment la pandémie les atteint. Il est donc essentiel de disposer de données fiables pour combler le fossé de l'exclusion. Des données ventilées par âge, sexe, lieu de résidence, profession, origine ethnique, handicap et caractéristiques des ménages sont indispensables pour comprendre toutes les nuances du phénomène. Nous prenons part à ces efforts (a) en soutenant la collecte de données à grande échelle par téléphone dans plus d'une centaine de pays (a). Les évaluations rapides réalisées par les autorités locales et les ONG sont d'autres sources d'information indispensables pendant et après la pandémie, à l'image de l'évaluation par WIEGO (a) de l'impact de la COVID-19 et des mesures sanitaires sur les travailleurs informels en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Ces données et analyses doivent être rendues publiques, tout en veillant au respect de la vie privée des personnes. De nombreux pays prennent déjà des initiatives dans ce sens, comme la Corée du Sud par exemple (a).
4. Nous devons veiller à ce que les individus disposent des outils nécessaires pour piloter leurs propres solutions. Une reprise inclusive exige d'écouter les besoins des individus et de les associer pleinement à la conception et au suivi des interventions. La Nouvelle-Zélande (a) a montré que la confiance du public, un pacte État-société et la transparence peuvent contribuer à changer les comportements des citoyens et à les inciter à prendre le contrôle de leur propre situation. Les programmes de développement piloté par la communauté (a), par exemple, sont efficaces pour mettre en place des transferts en espèces ou en nature ainsi que des services de base directement destinés aux communautés et groupes les plus vulnérables. Ils ont été mis en œuvre avec succès (a) pour apporter un soutien à des populations exclues. En Indonésie (a), ces programmes permettent de doter des villages particulièrement touchés par la COVID-19 de systèmes d'information et de contrôle, afin de collecter des données à grande échelle et d'assurer un suivi régulier de la situation sanitaire, des pertes d'emploi, de la pauvreté et de l'aide sociale. La participation des communautés à la conception et, souvent, au suivi des programmes sera un élément essentiel du processus de redressement.
5. Nous devons aider les États et les prestataires de services à rendre des comptes aux familles et aux communautés. Aujourd'hui, il est plus important que jamais de veiller non seulement à ce que les prestataires publics et non étatiques « écoutent » les populations les plus marginalisées au stade de la conception des interventions, mais aussi à ce qu'ils leur rendent des comptes au stade de la mise en œuvre. Si leur action n'est pas confortée par un retour d'information régulier des usagers, nous ne saurons jamais vraiment si une mesure est inclusive ou non. Il existe de nombreux moyens pour les autorités de connaître l'avis des populations, qu'il s'agisse de simples questions envoyées par SMS ou de portails web plus complexes. Le renforcement des mécanismes de recours est aussi plus important aujourd'hui qu'il ne l'était auparavant, car les contacts en face à face avec les personnes responsables sont moins fréquents et parce que la mobilité physique a été restreinte.
6. Nous devons soutenir la conception de programmes de relance qui ciblent explicitement les populations exclues. Alors que des plans de relance post-COVID-19 sont mis en place dans tous les pays, ils négligent souvent de cibler explicitement les populations marginalisées. Il sera pourtant essentiel d'utiliser ces programmes pour soutenir des initiatives en faveur de l'emploi destinées aux groupes exclus et pour accompagner la création ou la croissance de petites et moyennes entreprises (PME) dirigées par des membres de ces populations. Employer des habitants des bidonvilles à l'occasion d'initiatives d'extension des services proposés dans ces implantations informelles, ou encore promouvoir des PME dirigées par des femmes dans le cadre de programmes de gestion des crises alimentaires, sont quelques exemples de mesures de relance ciblant ceux qui en ont le plus besoin. Nous savons également que les femmes, par exemple, doivent faire face à de multiples contraintes pour bénéficier des programmes traditionnels d'aide à l'emploi. Veiller à ce que les lieux de travail soient accessibles facilement et en toute sécurité, proposer des moyens de transport sûrs, instaurer des horaires de travail flexibles ou offrir des services de garde d'enfants adaptés (a) sont autant de mesures que les gouvernements peuvent prendre pour faciliter la participation des femmes aux programmes de création d'emplois. Par ailleurs, des actions spécifiques peuvent s'avérer nécessaires pour s'assurer que les groupes ethniques et religieux, les personnes déplacées, les réfugiés ou les minorités sexuelles qui sont victimes de discrimination sociale puissent bénéficier de ces programmes. Dans un récent guide sur la collaboration avec les entreprises sociales (a), nous avons mis en évidence les moyens par lesquels une reprise inclusive peut soutenir les petits entrepreneurs, mais aussi fournir une aide directe aux communautés grâce à des instruments de financement innovants.
En fin de compte, la COVID-19 pourrait bien être l'occasion de construire une société et une économie plus inclusives. Mais pour y parvenir, nous devons cibler en priorité Rehana et l’ensemble des personnes vulnérables qui, comme elle, ont vu leur vie bouleversée par la pandémie. Ce sont elles qui jugeront en dernier ressort si la reprise mondiale aura été réellement inclusive.