Document de travail de la Banque mondiale élaboré par Bob Rijkers et Antonio Nucifora (de la Banque mondiale) et Caroline Freund (du Peterson Institute of International Economics)
De quoi parle-t-on ? : Le clan Ben Ali manipulait les réglementations pour amasser des bénéfices considérables
- Les membres de la famille Ben Ali se sont enrichis en s’arrogeant des privilèges et des rentes découlant des lois et du cadre réglementaire en vigueur, et ont même manipulé la législation afin qu’elle serve leurs intérêts privés.
- Les 220 entreprises confisquées au clan Ben Ali fin 2010 représentaient moins de 1 % de la masse salariale, mais accaparaient 21 % des bénéfices du secteur privé (plus de 0,5 % du PIB, soit une somme faramineuse de 233 millions de dollars rien que sur l’année 2010).
- Les performances des « entreprises Ben Ali » dépassaient leurs concurrentes sur tous les plans (bénéfices, production et part de marché).
- Le choix des secteurs d’activité a été mûrement réfléchi : la famille de Ben Ali a jeté son dévolu sur des secteurs lucratifs où la concurrence était étouffée par un système de demandes préalables d’autorisation ou une limitation de l’investissement direct étranger (IDE), dans des secteurs comme le transport aérien et maritime, les télécommunications, le commerce de détail et la distribution, l’immobilier, l’hôtellerie et la restauration et les services financiers.
- Quand le cadre réglementaire n’était pas en mesure de lui garantir le contrôle d’un secteur d’activité lucratif, Ben Ali se servait des pouvoirs de l’exécutif pour changer la législation en sa faveur (comme en attestent 25 décrets signés de sa main, introduisant de nouvelles demandes d’autorisation dans 45 secteurs d’activité différents, de nouvelles restrictions à l’IDE dans 28 secteurs et de nouveaux avantages fiscaux dans 23 autres).
- Si la prédation du clan Ben Ali sur le pays était connue, aucune donnée quantitative n’avait jusqu’alors montré que cette mainmise s’exerçait sur de larges pans de l’économie.
Pourquoi est-ce si important ? : À cause de la corruption et de l’exclusion sociale
- Le « capitalisme de copinage » dépasse largement le simple cadre de Ben Ali. C’est un enjeu essentiel de développement auquel se heurte la Tunisie aujourd’hui.
- Les orientations économiques et le cadre réglementaire qui ont favorisé la corruption sous Ben Ali sont largement demeurés en place et sont sources d’abus.
- Il serait donc erroné de supposer qu’après le départ du président Ben Ali et de sa famille, le népotisme et la recherche d’un avantage personnel auraient disparu de la Tunisie.
- La plupart des entreprises tunisiennes et des sociétés non apparentées au clan Ben Ali continuent de souffrir en raison d’obstacles à l’entrée des marchés ; leurs efforts se retrouvent anéantis par les avantages iniques dont jouissent les entreprises privilégiées.
- Ces réglementations perpétuent également l’exclusion sociale : les opportunités économiques demeurent en effet très rares pour les Tunisiens ne disposant d’aucun réseau d’influence.
- Seules quelques personnes bien introduites dans les cercles du pouvoir et dans l’administration peuvent profiter de ces prébendes ; ceux qui n’ont pas de relations sont exclus de l’économie.
- Ce système engendre de profondes injustices sociales et explique à lui seul la frustration ressentie par nombre de Tunisiens, privés hier comme aujourd’hui d’opportunités économiques.
- Des initiatives ont été lancées pour lever certains obstacles (comme la réforme du Code d’incitation aux investissements et une simplification du cadre réglementaire dans neuf ministères), sans donner de résultats tangibles à ce jour.
- La Tunisie pourrait bien accomplir sa transition politique sans avoir réformé ce qui apparaît dans le document de travail comme l’un des principaux facteurs de corruption et de népotisme qui a conduit tant de Tunisiens à investir la rue, en 2011.
Pourquoi la communauté internationale et les principales institutions financières considéraient-elles que la Tunisie était un bon élève ?
- Le régime Ben Ali excellait à contrôler l’information et à restreindre l’accès aux données. Il a réussi à donner de la Tunisie l’image d’une économie moderne, ouverte aux investisseurs étrangers et dans laquelle le développement avait lieu uniformément. Nous avons également cru à la rhétorique du président Ben Ali quand il décrivait son pays. Ce discours masquait les problèmes sous-jacents à l’économie tunisienne, les disparités de développement économique et l’inégalité d’accès aux opportunités économiques.
- Certes, pour diverses raisons, ces difficultés n’ont pas suffisamment été soulignées ou pointées, du moins pas aussi vigoureusement qu’elles auraient dû l’être. À la Banque mondiale, nous n’avons manifestement pas su percer à jour la duplicité du régime Ben Ali. Et si nous avons régulièrement détaillé les lacunes réglementaires, les obstacles à l’entrée des entreprises sur le marché et les privilèges du système en place, nos analyses étaient souvent noyées dans un jargon bureaucratique qui empêchait d’atteindre le cœur d’un système clairement asphyxié par sa propre corruption. Naturellement, cet enseignement nous servira à l’avenir. Cela explique largement pourquoi, depuis la révolution, l’accès à l’information, la transparence et la responsabilisation figurent en tête de nos priorités pour la Tunisie et l’ensemble de la région.
Pourquoi cette étude n’est-elle publiée qu’aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a permis la réalisation de ce travail ?
- La volonté d’ouverture du pays après la révolution de 2011 a permis aux chercheurs d’explorer des données auparavant inaccessibles au public. Après la révolution, l’Institut national de la statistique et le ministère des Finances nous ont donné l’accès aux données, soutenu notre démarche et collaboré à l’élaboration de ce document.
- L’étendue de ce capitalisme de copinage est difficile à mesurer parce que les données ne sont généralement pas communiquées. La confiscation des entreprises appartenant à 114 proches de Ben Ali nous a permis d’accéder à un ensemble de données inédites qui nous ont permis d’examiner et de quantifier ce problème.
- Cela confirme les vertus de l’accès à l’information et l’importance cruciale de communiquer des données aux chercheurs, aux groupes de réflexion et au grand public, afin de stimuler un débat sain et informé sur les choix économiques à effectuer au sein d’un pays.
Existe-t-il d’autres études similaires pour d’autres pays ?
- Oui, mais elles sont rares. Il existe une étude de l’Indonésie sous Suharto et de l’Allemagne nazie (voir note de bas de page 1 du document de travail). Comme nous l’avons évoqué plus haut, l’obtention de ce type de données est très difficile.
- Le capitalisme de copinage ne se limite pas à la Tunisie. Il affecte de nombreux pays de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) et a touché toutes les régions du monde (songez, par exemple, aux oligarques russes et ukrainiens ou encore à la situation des États-Unis au début du XXe siècle).
Pourquoi avoir limité ce travail de recherche à la Tunisie ? Quid des autres pays ?
- L’incidence du népotisme sur l’activité économique est difficile à mesurer, en raison de l’inaccessibilité des données.
- Nous avons entrepris un travail similaire en Égypte que nous comptons publier en juin 2014, dans le cadre d’un rapport sur les enjeux économiques auxquels se heurte la région MENA.
- De même, en 2010, la Banque mondiale a publié un rapport régional intitulé Des privilèges à la concurrence : renforcer la croissance par le développement du secteur privé dans la région MENA.
Quelles sont les principales recommandations de cette étude ? La réduction de l’intervention de l’État et l’accélération de la libéralisation du marché ?
- Non. Les conclusions de ce travail ne font pas état du besoin de « circonscrire » l’action de l’État. Il lui incombe cependant d’accompagner le secteur privé et non de l’entraver.
- Les politiques en place n’ont pas permis de répondre aux attentes des Tunisiens (diminuer le chômage et encourager la création d’emplois de bonne qualité). Elles ont freiné l’essor d’entreprises compétitives et l’élaboration de produits à valeur ajoutée, et n’ont pas réduit les disparités entre les régions. Il serait donc judicieux de passer au crible ces orientations afin de vérifier qu’elles atteindront les objectifs voulus.
Que faire pour atténuer voire éliminer ces freins au développement ?
- La Tunisie a franchi une première étape importante en élargissant considérablement l’accès aux données et à l’information et en améliorant ainsi la responsabilisation des pouvoirs publics. Il faut aujourd’hui qu’elle aille plus loin et qu’elle fasse tomber les barrières réglementaires qui protègent une minorité aux dépens du plus grand nombre.
- Il importe de lever les obstacles réglementaires qui préservent une élite aux dépens du plus grand nombre afin d’accélérer la création d’emplois et d’offrir une plus grande prospérité à l’ensemble des Tunisiens.
- Ces entraves découlent d’un ensemble de dispositions, contenues dans le Code d’incitation aux investissements, le Code du commerce, les nombreuses lois sectorielles qui réglementent les secteurs des services et le droit de la concurrence. Il convient :
- d'élargir la concurrence au sein des secteurs de services « fondamentaux » (entre autres, les télécommunications, le transport aérien et maritime, le commerce et la distribution qui affectent la compétitivité de l’économie entière) et des secteurs à fort potentiel de croissance (santé, éducation…).
- de poursuivre une politique ambitieuse de simplification des procédures administratives et réglementaires afin de réduire la possibilité d’une application discrétionnaire de ces réglementations.
- de réformer le secteur bancaire pour en améliorer la gouvernance, notamment dans les banques publiques.
- En ouvrant l’économie, le pays pourra délaisser un système reposant sur les privilèges et les prébendes au profit d’un système privilégiant la concurrence et la productivité, afin d’offrir des débouchés économiques à tous les Tunisiens.
- Il convient d’accélérer ces réformes : tout renvoi accroîtrait le risque que des intérêts particuliers ne s’approprient des opportunités existantes à des fins de rente et ne se retrouvent en position de force pour interdire tout changement et perpétuer l’exclusion sociale.