Aujourd’hui, la population des 15-29 ans dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) représente plus de 100 millions d’habitants, soit environ un tiers de la population totale. Cette poussée démographique de la jeunesse constitue à la fois une formidable chance et un immense défi. La jeunesse favorise généralement la croissance en stimulant l’innovation et la productivité. Cependant, seule une économie ouverte et dynamique peut créer les conditions nécessaires à l’expression de son potentiel. De nombreux pays de la région ne sont pas parvenus à réunir ces conditions, malgré des taux de croissance élevés au cours des dix dernières années. Le potentiel de la jeunesse a alors progressivement laissé place à un sentiment de frustration, que le « Printemps arabe » a parfaitement mis en lumière : les jeunes en ont assez d’attendre et souhaitent contribuer plus activement à la vie économique et politique de leur pays.
Les jeunes Marocains représentent 30 % de la population du pays, et 10 % des jeunes de toute la région. Ces jeunes sont particulièrement touchés par l’exclusion : une étude récente et novatrice de la Banque mondiale révèle que 49 % des jeunes Marocains ne sont ni à l’école ni au travail. Un nouveau rapport intitulé « Promouvoir les opportunités et la participation des jeunes » analyse les raisons de cette inactivité généralisée et préconise un ensemble de mesures et d’approches centrées sur la jeunesse. Alors que la société marocaine est en profonde mutation, le moment est venu d’engager un nouveau dialogue social pour permettre aux jeunes d’exprimer tout leur potentiel. Tel est le point de vue de Gloria La Cava, spécialiste des sciences sociales à la Banque mondiale ayant dirigé la rédaction du rapport.
D’après le rapport, quels défis majeurs les jeunes Marocains doivent-ils relever aujourd’hui ?
Gloria La Cava : Les travaux de recherche et de préparation du rapport ont été achevés peu avant le début du Printemps arabe. Ce rapport montre que les jeunes ont été mis à l’écart des opportunités dont certains secteurs de l’économie nationale ont bénéficié. Nous avons consacré un chapitre entier au problème de la croissance sans emploi qu’a connue le Maroc et au fait qu’elle a laissé pour compte toute la jeune génération. Le Printemps arabe coïncide avec la poussée démographique de la jeunesse dans le pays. Les derniers rapports de la Banque mondiale indiquent que l’explosion du chômage des jeunes, aussi bien dans la région MENA que dans le reste du monde, est susceptible d’exacerber les risques de conflit et d’accentuer l’instabilité, notamment lorsque les opportunités économiques et les moyens d’expression font défaut.
Les auteurs du rapport ont également constaté que le taux de chômage seul ne suffisait pas à rendre compte des désavantages auxquels sont confrontés les jeunes sur le marché du travail et de leur exclusion économique. Le rapport révèle que la plupart des jeunes au chômage n’ont pas fait d’études secondaires, voire pas d’études du tout. En outre, seuls 5 % d’entre eux ont suivi des études supérieures. Or la plupart des programmes destinés aux jeunes sans emploi ciblent les diplômés universitaires, ce qui a eu pour conséquence d’écarter la grande majorité des jeunes chômeurs. Nous sommes ici en présence d’immenses inégalités face à l’emploi. D’un point de vue purement statistique par rapport au taux de chômage, il faut impérativement rééquilibrer la situation, aussi bien au niveau des solutions proposées pour combattre le chômage qu’au niveau des populations visées par ces politiques.
Le rapport conclut-il à l’existence de différences notables entre la situation des hommes et des femmes ?
GLC : Dans les études que nous consacrons aux disparités entre les sexes, nous nous intéressons systématiquement aux difficultés rencontrées par les femmes pour accéder au marché du travail et s’émanciper financièrement. Alors même qu’elles sont considérablement plus touchées par le chômage que leurs homologues masculins, les jeunes femmes interrogées estiment pour la plupart que la pression économique exercée sur les hommes est bien plus importante — cela est particulièrement vrai en ville mais vaut aussi pour les zones rurales. Traditionnellement, on attend des jeunes hommes qu’ils participent aux frais domestiques et économisent suffisamment pour fonder leur propre foyer. Cependant, la pénurie d’emplois les en empêche, ce qui finit par les isoler au sein de leur propre famille. Les jeunes hommes sont soumis à une très forte pression psychologique. Ces conditions contribuent à l’oisiveté chez les jeunes, notamment parmi les plus pauvres d’entre eux, et peuvent déboucher sur la consommation de drogues. Si les jeunes femmes manifestent toutes l’envie de trouver un emploi, le chômage n’affecte cependant pas leur dignité profonde, à la différence des hommes. Or, la question de la dignité est au cœur du Printemps arabe : ce mouvement ne se limite pas aux problèmes de revenus, mais nous rappelle ce que le travail représente pour chacun d’entre nous en tant qu’être humain, au sein de notre communauté et de notre famille. Les jeunes femmes interrogées font état également de cette distinction, même si elles conservent les salaires qu’elles gagnent. En effet, l’argent représente pour elles un moyen d’équilibrer leurs relations et de garantir leur indépendance en cas de divorce.
Le système éducatif marocain est-il suffisamment accessible et capable de transmettre aux jeunes les compétences dont ils auront besoin ?
GLC : Officiellement, le système éducatif est accessible. L’assiduité scolaire a connu une hausse spectaculaire et le taux d’illettrisme a considérablement diminué. Toutefois, l’étude montre qu’en matière d’éducation, le « retour sur investissement » est relativement faible. Le système éducatif marocain est à deux vitesses, avec d’un côté l’école privée qui forme les élites en français, et de l’autre l’école publique, qui accueille tous les autres élèves et dispense des cours en arabe. Le marché du travail exige la maîtrise de la langue française, ce qui exclut de fait les diplômés du système public, où le français n’est pas enseigné. La barrière de la langue est l’un des premiers facteurs d’exclusion. En outre, les établissements publics sont surchargés et leurs programmes ne répondent pas aux besoins du marché du travail. Le système public coûte cher, car il garantit l’emploi de nombreux professeurs dans le cadre du contrat social. La Banque mondiale soutient la réforme scolaire au Maroc depuis de nombreuses années. Il s’agit là d’une tâche complexe. La réforme de l’enseignement public prendra du temps, c’est pourquoi ce rapport souligne la nécessité de trouver dès aujourd’hui d’autres moyens de faciliter la transition du monde scolaire vers le monde du travail. Nous y préconisons plusieurs solutions en dehors du système scolaire, susceptibles d’avoir un effet rapide sur les compétences et le recrutement des jeunes. Il est notamment possible d’agir à travers des interventions qui ne passent pas par l’obtention d’un diplôme supplémentaire, en développant par exemple les dispositifs d’apprentissage ou en favorisant et en investissant dans le micro-entreprenariat ou le travail indépendant.