Je vous remercie, M. Komatra, de votre aimable présentation. Je tiens également à remercier le professeur Vicharn et le Secrétariat de la conférence des efforts déployés pour organiser cette manifestation ; le Gouvernement du Royaume de la Thaïlande de son hospitalité ; le professeur Rachata ; M. Lincoln Chen et les coorganisateurs et partenaires de la conférence, à savoir la JICA, l’USAID, l’OMS et la Fondation Rockefeller ; et mes chers amis, MM. Suwit et Farmer.
J’ai eu l’honneur hier de partager le prix du Prince Mahidol avec d’éminentes personnalités qui ont consacré de nombreuses années à la lutte contre l’épidémie du VIH/sida. J’ai accepté ce prix au nom de ceux, nombreux et d’horizons divers, qui ont œuvré ensemble et à l’échelle du monde à un mouvement de défense d’une cause commune : rendre le traitement accessible à tous, où qu’ils soient et quels que soient leurs revenus.
Notre travail n’est malheureusement pas terminé. Des millions de personnes sont infectées chaque année et un grand nombre d’entre elles n’ont pas accès au traitement en raison de l’insuffisance des services et, il faut le dire, de la discrimination dont elles sont victimes. Mais une nouvelle génération de militants s’investit dans la lutte et je suis convaincu que nous enrayerons, de notre vivant, le fléau du sida et permettrons ainsi aux millions de personnes qui en sont atteintes de réaliser leur potentiel.
Quelle ne sera pas alors notre reconnaissance envers les Thaïlandais : malades du sida, professionnels de santé et militants, ils ont été parmi les premiers et les plus clairvoyants à mener cette lutte.
Grâce à leur travail, la Thaïlande a été le premier pays en développement à mettre en place un programme efficace de lutte contre le VIH. Ce programme a réduit les infections de 150 000 en 1990 à environ 10 000 en 2013, soit une baisse de plus de 90 %. Il a permis d’éviter 7,7 millions d’infections et d’économiser plus de 18 milliards de dollars, soit plus de 40 fois l’investissement consenti.
En Thaïlande, plus de 250 000 personnes reçoivent un traitement contre le sida, ce qui permet de réduire de moitié les décès associés au VIH. Mais le sida y reste l’une des principales causes de mort prématurée et il y a encore beaucoup à faire dans ce pays et ailleurs. C’est pourquoi nous continuerons de travailler ensemble jusqu’à notre but : qu’il n’y ait plus aucun séropositif privé d’un traitement salvateur.
En Thaïlande, les responsables de l’action sanitaire, les agents de santé et les militants ont fait preuve d’un ferme engagement en faveur des populations pauvres et vulnérables. Le système de soins de santé universel thaïlandais, qui couvre le traitement du sida, est respecté et influent à l’échelle internationale.
Il est facile de se dire aujourd’hui que ces avancées formidables étaient prévisibles et qu’il n’aurait pas pu en être autrement.
Mais ceux d’entre vous qui ont vécu les premiers jours de la lutte antisida savent bien que ces succès étaient loin d’être assurés.
C’est pendant ma première année de médecine que nous avons commencé à prendre conscience de l’effet dévastateur du virus du sida, qui apparaissait alors comme une énigme insoluble. Cette épidémie nous menaçait tel un cyclone. Elle allait tuer des dizaines, voire des centaines de millions de personnes. Elle posait un problème de santé publique incroyablement vaste et complexe.
Mais nous avons réussi à mettre au point des traitements efficaces plus rapidement que nous ne l’imaginions. Les militants de la lutte contre le VIH se sont attaqués à chaque maillon de la filière thérapeutique, en ne partant de rien et jusqu’à ce que soient produits des médicaments capables de traiter la maladie. Tony Fauci a joué un rôle important dans la course engagée pour commercialiser les médicaments, notamment le premier antirétroviral approuvé en 1987 pour traiter le VIH puis les associations simples et doubles de médicaments, et ensuite les travaux révolutionnaires de David Ho sur l’utilisation du traitement antirétroviral hautement actif.
La médiane de survie des personnes infectées par le virus est ainsi passée de 28 semaines à environ 50 ans chez les jeunes. Grâce à un vaste effort collectif mené dans les domaines de la science et de la sensibilisation, la plus grande crise sanitaire mondiale est apparue comme l’un des succès les plus extraordinaires de l’histoire de la santé publique et de la médecine.
Mais lorsque nous avons envisagé d’apporter ces traitements aux plus démunis de la planète, le ton a changé. Il était généralement admis que le traitement des malades du sida dans des pays comme la Thaïlande et plus généralement dans l’hémisphère Sud était trop cher et trop difficile et que les perspectives de succès étaient limitées.
De fait, certains grands responsables de la santé publique se sont violemment opposés à nos efforts, en les tournant en dérision et en préconisant une approche axée sur la prévention et la génération à venir.
Fort heureusement, bien d’autres ont été sensibles aux souffrances des malades et se sont sentis obligés d’agir. Leurs aspirations étaient aussi élevées que celles des personnes vivant avec le VIH/sida partout dans le monde. Au demeurant, certains d’entre eux étaient eux-mêmes atteints du VIH/sida.
C’est ainsi que des millions de personnes furent traitées, des millions de vies sauvées et d’incalculables coûts humains et économiques évités.
La clairvoyance des professionnels de la santé et des militants thaïlandais a permis de sauver des vies ici, et ailleurs dans le monde, en nous montrant ce qui était possible. Des personnalités comme Mechai Viravaidya — « monsieur Préservatif » comme on le surnomme ici — et mon ami Wiwat Rojanapithayakorn ont brisé les tabous sur les préservatifs et le sexe. En s’engageant ainsi en faveur du traitement et de la prévention du sida, et en intégrant ces soins dans le système de santé universel, la Thaïlande a fait preuve d’une anticipation visionnaire qui a permis de sauver de très nombreuses vies.
Si les succès enregistrés par la Thaïlande en matière de prévention et de traitement du sida n’étaient guère gagnés d’avance, il en va de même des efforts qu’elle a déployés pour se doter d’une couverture maladie universelle. Celle-ci semblait d’ailleurs peu probable au moment de son lancement en 2001.
Quelques années plus tôt, en 1997, l’économie thaïlandaise sombrait après s’être envolée. La croissance était au plus bas. Le baht s’était déprécié de 45 %. Le chômage ne cessait d’augmenter et la bourse avait perdu les trois quarts de sa valeur. Le gouvernement avait accepté un plan de sauvetage du FMI de 21 milliards de dollars et la nécessité impérieuse de stabiliser l’économie s’opposait à toute proposition de nouveau programme.
Rares étaient ceux qui pensaient que le moment était venu de prôner une couverture maladie universelle pour tous les Thaïlandais. Mais ceux qui, isolés à l’avant-garde, en rêvaient et y travaillaient depuis des décennies, n’étaient pas prêts à abandonner leur cause.
Les opposants étaient nombreux et comptaient notamment le Groupe de la Banque mondiale. C’est ainsi que l’institution que je préside aujourd’hui s’est vivement opposée à la volonté de la Thaïlande de fournir une couverture maladie à tous ses citoyens. La Banque et d’autres organisations estimaient que le moment était mal choisi pour instituer une couverture maladie universelle, qu’elle était vouée à l’échec et qu’on allait au suicide budgétaire.
L’Organisation mondiale de la santé, dont la Constitution précise qu’elle a pour mission de « permettre à tous d’atteindre le niveau de santé le plus élevé possible » y était également opposée.
Oui, j’ai aussi travaillé pour l’Organisation mondiale de la santé.
J’ai essayé d’imaginer les conversations de l’époque.
« Je suis désolé, chère Thaïlande, mais la « Santé pour tous » d’ici l’an 2000, c’était une coquille. Nous voulions dire la Santé pour tous d’ici l’an ‘3000’ ! »
Face à une opposition aussi puissante, beaucoup auraient perdu confiance et abandonné.
Mais pas les Thaïlandais.
Car ils sont fortement attachés à la justice économique. Ils avaient travaillé pendant des dizaines d’années pour fournir une couverture universelle à leur peuple. De fait, la Constitution de la Thaïlande garantit le droit aux soins de santé à tous ses citoyens, même les plus pauvres.
En 2001, lorsque la Thaïlande a mis en place son système de couverture universelle, près d’un tiers de sa population n’était pas couvert. Il s’agissait essentiellement de pauvres, dont les familles risquaient de se retrouver sans ressources en cas de maladie grave.
Militants de la société civile, fonctionnaires et professionnels de la santé ont combattu pour que cette réforme bénéficie d’un vaste soutien populaire. Le système de couverture universelle est resté la priorité absolue de plusieurs gouvernements successifs. Les professionnels de la santé thaïlandais ont fait des choix intelligents et pris des décisions fondées sur l’expérience pour ériger un système efficace.
Aujourd’hui, ce système fournit des services de santé complets et contribue à l’amélioration de la santé et de la productivité du pays. En l’espace d’un an, il a assuré 18 millions de personnes supplémentaires. Comme dans de nombreux autres pays, l’intégration du traitement et de la prévention du sida n’a fait que renforcer la portée et l’efficacité du système.
L’une des principales raisons du succès de la Thaïlande a été l’accélération d’un processus qui, durant une vingtaine d’années, a consisté à réorienter les ressources et le personnel de santé des zones urbaines vers les zones rurales, où vivait la majorité des pauvres et des personnes non assurées. Plusieurs gouvernements successifs ont mis en place d’importantes mesures pour inciter les agents de santé à travailler dans ces zones mal desservies et pour stimuler leur motivation, étendre leurs compétences et améliorer leur efficacité. Ils les ont même mieux rémunérés que leurs collègues travaillant en ville.
Nous devons saluer à cet égard la contribution de Prawase Wasi, grand hématologue qui a fondé le mouvement des docteurs ruraux en Thaïlande et écrit une importante monographie intitulée The Triangle that moves Mountains. Ce triangle fait référence aux trois aspects de l’engagement qui sont essentiels à tout processus de réforme : la sagesse, l’État et la société. Une association de forces qui a sans aucun doute contribué à la gestion avisée de la couverture universelle en Thaïlande.
Au cours de la décennie qui a suivi la mise en place de ce système, le pays a connu une forte croissance du PIB, ce qui a permis de financer et d’asseoir les réformes. Et cette croissance a également été partagée par les plus pauvres. Selon une récente étude portant sur ces dix dernières années, la Thaïlande est le seul pays de l’Asie du Sud-Est à offrir une couverture maladie universelle et le seul pays où la part des ménages à faible revenu dans la consommation totale a augmenté.
Les Thaïlandais chérissent leur système de couverture universelle — 90 % d’entre eux en sont satisfaits — et ils veillent énergiquement à son bon financement et à son développement. Et cela alors même qu’au moment de son lancement, la Thaïlande était le pays doté d’une couverture universelle où le revenu par habitant était le plus faible.
Le système n’est pas parfait. Il connaît des difficultés liées au nombre croissant de personnes y faisant appel, au vieillissement de la population et à l’augmentation des traumatismes de la route et des maladies non transmissibles comme le diabète. Tout cela est normal. La gestion d’un système de santé s’apparente à l’entretien d’un jardin tropical, où il y a toujours des mauvaises herbes à arracher, des fleurs à planter et des branches à tailler. Je ne doute pas que la Thaïlande continuera d’améliorer la qualité et l’équité de ses soins de santé. Et le système en place aujourd’hui est l’héritage exceptionnel et vivant du dévouement de nombreux fonctionnaires, militants et agents de santé et de leur attachement à l’équité des soins.
Dans mes voyages à travers le monde, je cite souvent l’exemple sanitaire thaïlandais aux nations qui aspirent aux mêmes résultats pour leur peuple.
Je vous remercie et vous félicite pour vos succès.
Mais quelles leçons peut-on donc tirer de la lutte pour le traitement du sida et la fourniture d’une couverture maladie universelle ?
Premièrement, nous avons appris qu’investir dans le capital humain ne découle pas seulement d’une nécessité morale, mais que cela a également des retombées économiques et politiques positives. J’ai consacré ma vie à montrer qu’il est fondamentalement injuste de ne pas subvenir aux besoins essentiels — soins de santé, services d’éducation, alimentation, protection sociale — et que ces manquements relèvent aussi d’une mauvaise stratégie économique et politique.
La Commission Lancet sur l’investissement dans la santé a estimé que jusqu’à 24 % de la croissance économique des pays à revenu faible ou moyen est liée à l’amélioration des résultats sanitaires. Les retombées sont considérables : les dépenses de santé rapportent neuf à vingt fois le montant de l’investissement consenti.
Et selon la Commission pour la croissance, présidée par Michael Spence, prix Nobel d’économie, « aucun pays n’a connu une croissance rapide et soutenue sans maintenir d’importants investissements publics » dans des domaines tels que l’éducation et la santé, en plus de l’infrastructure physique. Ces investissements dans le capital humain ne supplantent pas l’investissement privé, bien au contraire. De nouvelles entreprises voient le jour et les rendements augmentent car les travailleurs sont en bonne en santé et ont un bon niveau d’éducation.
La deuxième leçon est que des réformes ambitieuses nécessitent un judicieux équilibre entre des demandes parfois difficiles à concilier ainsi qu’un apprentissage et une adaptation continus, reposant sur les meilleures connaissances et données disponibles à l’échelle mondiale. Les succès des agents de santé et des militants thaïlandais en matière de couverture universelle et de lutte antisida illustrent d’importants aspects de ce que le Groupe de la Banque mondiale appelle « la science de la prestation ».
Ces agents et militants ont dûment pris en compte tous les facteurs de succès, de la chaîne du froid pour les vaccins à la gestion financière de leur système de santé ; des liaisons routières et systèmes d’alimentation électrique des cliniques à l’éducation des filles.
Il y a deux jours, j’étais au Myanmar. Ce pays, qui vient de lancer un programme visant précisément la fourniture d’une couverture maladie universelle, pourra s’inspirer de l’exemple thaïlandais pour réformer son système de soins.
Pour mener à bien ces réformes complexes, l’accent doit impérativement porter sur les résultats.
Les bonnes intentions ne suffisent pas lorsque vous êtes une femme enceinte vivant à la campagne. Vous avez besoin d’un système de santé efficace et stable pour accoucher d’une petite fille en bonne santé, la protéger des maladies infantiles et l’aider à devenir un membre instruit et productif de sa communauté. Il faut aussi que vos dirigeants et responsables sanitaires s’engagent à fournir durablement des services publics de qualité, en traversant les bourrasques politiques et en promouvant le changement des comportements préjudiciables à la santé et à la subsistance de tous.
La troisième leçon est qu’il suffit, pour changer le monde, d’une poignée d’individus dévoués et animés par un idéal. Et croire, avant tout, qu’un monde meilleur est possible, pas inévitable.
La lutte mondiale contre le sida représente le triomphe d’une vision ambitieuse des droits fondamentaux de l’homme, reposant sur le progrès scientifique et la solidarité mondiale.
Ici, en Thaïlande, la ténacité et le courage de milliers d’agents de santé et de militants nous ont montré comment atteindre l’idéal de l’équité des soins. Les mouvements que vous avez créés ont sauvé des vies, changé votre pays et suscité un espoir contagieux auprès de millions de personnes.
Ces leçons sont universelles et intemporelles.
Nous pouvons réaliser de grandes choses en tirant les enseignements de l’histoire et en contribuant à bâtir une sagesse durable, fondée sur l’expérience.
Notre travail n’est pas terminé. Mais face à vous aujourd’hui, je ne doute pas qu’ensemble nous pouvons bâtir un monde de possibles, d’équité et de justice.
Je vous remercie.