Si l'on ne prend en considération que les données économiques, les révolutions du Printemps arabe de 2011 n'auraient jamais dû se produire. Les chiffres de la décennie précédente montraient en effet une situation florissante : la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) avait enregistré des progrès réguliers sur le plan de l’élimination de l’extrême pauvreté, du partage de la prospérité, de l’amélioration des taux de scolarisation et de la situation nutritionnelle ainsi qu’en matière de mortalité infantile et maternelle. Des réformes étaient en cours et la croissance appréciable.
Et puis, au tournant de l’année 2011, des millions de personnes ont envahi les rues des grandes villes de la région pour appeler au changement, et la « rue arabe » a entamé un scénario que les indicateurs quantitatifs classiques n'avaient pas anticipé. Aujourd'hui, une nouvelle étude centrée sur les inégalités économiques, le bien-être subjectif et l’agitation sociale dans la région MENA vient éclairer « l’énigme des inégalités du monde arabe » et apporter des réponses aux deux questions suivantes : pourquoi les gens sont-ils descendus dans la rue et pourquoi les indicateurs n'ont-ils rien vu venir ?
Selon les conclusions de cette étude, la cause des soulèvements de 2011 réside principalement dans une insatisfaction grandissante et généralisée à l’égard de la qualité de la vie. Ce mécontentement, imperceptible dans les données macroéconomiques objectives, est manifeste dans les données d’opinion issues des enquêtes sur les valeurs. Les citoyens ordinaires, notamment ceux appartenant à la classe moyenne, étaient mécontents de la détérioration de leur niveau de vie due au manque de perspectives d'emploi dans le secteur formel, à la piètre qualité des services publics et à l'absence d'éthique de responsabilité de la part des pouvoirs publics.
L’ancien contrat social, qui assurait la redistribution des richesses mais privait la population de la voix au chapitre, s’était enrayé. Dans le monde arabe, la classe moyenne voulait désormais se faire entendre et avoir plus d’opportunités.
Mécontentement de la classe moyenne
À la veille du Printemps arabe, le niveau de satisfaction de la population à l’égard de sa vie était relativement peu élevé et orienté à la baisse. En 2010, les habitants des pays qui allaient être au cœur du Printemps arabe (c'est-à-dire la Syrie, la Libye, la Tunisie, l'Égypte et le Yémen) figuraient parmi les moins heureux du monde. Le mécontentement, généralisé, était toutefois plus prononcé chez les 40 % de la population formant la classe moyenne que parmi les 40 % les plus pauvres.
À la fin des années 2000, la région MENA était la seule au monde à enregistrer une chute brutale du sentiment de bien-être. Les statistiques présentées dans le rapport montrent une montée du mécontentement populaire vis-à-vis de la qualité des services publics ayant un fort impact sur la qualité de vie dans la région MENA. C'est le pourcentage de personnes mécontentes de l'offre de logements abordables qui ressort le plus nettement, mais on constate également une insatisfaction plus fréquente à l’égard des transports en commun, de la qualité des services de santé et de l'offre d'emplois de qualité. Or cette dégradation n’était pas visible dans les données économiques classiques.
Inégalités
Les soulèvements de 2011 ont mis en avant les problèmes d’équité et d’inclusion. Des chercheurs ont suggéré que les inégalités de revenu étaient parmi les facteurs à l'origine du Printemps arabe.
Cette nouvelle étude ne vient pas conforter cette thèse. Des travaux récents s’appuyant sur de nouvelles données relatives aux plus hauts revenus montrent que les inégalités de dépense en Égypte ne sont probablement pas beaucoup plus élevées que ce qu’indiquent déjà les estimations.
Il est possible que les écarts de richesse, généralement supérieurs aux écarts de revenu, aient joué un rôle dans les soulèvements. Toutefois, compte tenu de la rareté des données sur le patrimoine, particulièrement dans les pays du monde arabe, les richesses sont plus difficiles à mesurer que les revenus.
L’étude tente d’évaluer l’ampleur de certains écarts de richesse en exploitant un ensemble de données remarquable sur les comptes bancaires internationaux ouverts par des ressortissants arabes dans des paradis fiscaux. Elle révèle que, même si les mesures existantes des inégalités peuvent sous-estimer leur véritable ampleur, l’erreur imputable à la présence d’une richesse dissimulée dans les paradis fiscaux s’est réduite au fil du temps et n’est probablement pas beaucoup plus importante dans les pays de la région MENA que dans le reste du monde.
Violences et guerres civiles
Si les statistiques sur les inégalités ne peuvent pas expliquer le Printemps arabe, on peut de se demander malgré tout quel a été leur impact sur ce qui s’est passé ensuite. Bien plus que les inégalités économiques proprement dites, l’étude met en évidence le poids des inégalités ethniques ou confessionnelles et leur rôle dans l’incidence croissante des conflits que connaît la région MENA. Les auteurs concluent que, si l’existence de revendications ne suffit pas à provoquer une guerre civile, elle peut inciter les gens à se battre, surtout lorsque les différends ethniques ou religieux sont exploités pour rallier le soutien de l’opinion.
Dans les situations de forte polarisation ethnique ou confessionnelle, la présence combinée d'un chômage élevé chez les jeunes et d’importantes ressources naturelles exacerbe les risques de conflit. Toutes les conditions étaient donc réunies pour que, à la suite du Printemps arabe, de nombreux pays de la région MENA puissent sombrer dans le chaos.